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» ”Quand Charles aura reçu l’écu et l’aura donné à celui qu’il croira plus hardi et plus fort que tous les autres, qu’il se trouve à sa cour ou ailleurs, si l’un de vous, grâce à sa valeur, peut me rapporter l’écu, je donnerai à celui-là tout mon amour, je placerai en lui tout mon désir, et celui-là sera mon mari et mon seigneur.”

» Ce sont ces paroles qui ont poussé ces trois rois à venir d’une mer si éloignée jusqu’ici. Ils sont résolus à rapporter l’écu, ou à mourir de la main de celui qui l’aura.» Bradamante prêta une grande attention au récit de l’écuyer, lequel, prenant ensuite les devants et pressant son cheval, rejoignit ses compagnons.

Bradamante ne galope ni ne court après lui; elle poursuit paisiblement son chemin, tout en songeant aux nombreux événements qui peuvent résulter de ce qu’elle vient d’apprendre. Elle se dit, en somme, que cet écu va apporter en France la discorde, et sera le sujet de querelles infinies et d’une immense inimitié entre les paladins et les autres chevaliers, si Charles veut désigner quel est le meilleur d’entre eux et lui donner l’écu.

Cette pensée lui oppresse le cœur; mais ce qui lui pèse le plus, ce qui la ronge, c’est que Roger lui ait enlevé son amour et l’ait donné à Marphise. Tout son esprit est tellement concentré sur cette idée, qu’elle ne fait point attention à son chemin, qu’elle ne se préoccupe point de savoir où elle va, ni si elle trouvera une hôtellerie commode pour passer la nuit.

De même qu’un bateau, qu’un coup de vent ou toute autre cause a détaché de la rive, s’en va sans nocher et sans guide où l’entraîne le courant du fleuve, ainsi chemine la jeune amante, ayant toute sa pensée tournée vers son Roger. Elle va au gré de Rabican, car l’esprit qui doit guider la bride est bien loin d’elle.

Elle lève enfin les yeux, et voit que le soleil a tourné le dos aux cités de Bocco, et qu’il s’est plongé dans le sein de sa nourrice, de là le Maroc. Alors elle s’aperçoit qu’il serait imprudent de loger au milieu des champs, car il souffle un vent froid, et l’air brumeux fait présager, pour la nuit, de la pluie ou de la neige.

Elle fait presser le pas à son cheval, et elle ne tarde pas à rencontrer un berger qui se disposait à quitter les champs, après avoir réuni devant lui tout son troupeau. La dame lui demande avec beaucoup d’instances de lui enseigner où elle pourra se loger bien ou mal; car quelque mal que l’on soit logé, on ne risque jamais d’être plus mal qu’en plein air, exposé à la pluie.

Le berger lui dit: «Je ne connais aucun endroit que je puisse vous indiquer, sinon à quatre ou six lieues plus loin, un château qui s’appelle la Roche Tristan. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’y loger, car le chevalier qui désire y prendre logement doit le conquérir la lance à la main, et le défendre contre tout nouveau venu.

» Si, quand il arrive un chevalier, la place se trouve vide, le châtelain le reçoit; mais il lui fait promettre que, s’il survient un nouvel arrivant, il sortira pour jouter avec lui; si personne ne vient, il n’a point à se déranger, mais si quelqu’un se présente, force lui est de reprendre ses armes et de combattre. Celui des deux qui est vaincu cède sa place à l’autre, et va coucher sous le ciel serein.

» Si deux, trois, quatre guerriers, ou un plus grand nombre, arrivent ensemble les premiers, ils reçoivent paisiblement l’hospitalité. Mais quiconque vient seul ensuite, trouve un tout autre accueil, car ceux qui sont déjà installés lui donnent une plus rude besogne. De même, si un seul chevalier a reçu d’abord l’hospitalité, les deux, les trois, les quatre et tous les autres qui viennent après, le forcent à combattre contre chacun d’eux; de sorte que s’il a du courage, cela lui est d’un grand secours.

» Ce n’est pas tout; si une dame ou une damoiselle, seule ou en compagnie, arrive à cette roche, et puis qu’il en vienne une autre, c’est à la plus belle qu’est réservée l’hospitalité; la moins belle doit rester dehors.» Bradamante demande où est cette roche, et le brave berger, sans plus rien dire, lui indique avec la main un endroit situé à cinq ou six milles loin de là.

Bien que Rabican fût bon trotteur, la dame ne peut le faire avancer assez vite à travers ces chemins fangeux et défoncés, – la saison avait été très pluvieuse – pour arriver avant que la nuit noire n’ait obscurci toute la contrée. Elle trouva la porte close; et elle dit à celui qui en avait la garde qu’elle voulait loger.

Le gardien répondit que la place était occupée par des dames et des guerriers qui étaient arrivés avant elle, et qui attendaient autour du feu que leur souper leur fût servi. «S’ils ne l’ont pas encore mangé – dit la dame – je ne crois pas que le cuisinier l’aura fait cuire pour eux. Va leur dire que je les attends ici, car je connais la coutume et j’entends l’observer.»

Le gardien partit et alla porter l’ambassade aux chevaliers qui se reposaient tout à leur aise, et auxquels cette nouvelle fut fort peu agréable, attendu qu’elle les forçait de sortir à l’air froid et malsain. Ajoutez à cela qu’une grande pluie commençait à tomber. Ils se levèrent pourtant, prirent leurs armes, et, laissant leurs compagnons dans le château, ils arrivèrent tous ensemble, sans trop se presser, à l’endroit où la dame les attendait.

C’étaient trois chevaliers d’une telle valeur que peu d’autres valaient plus qu’eux au monde. C’étaient eux que Bradamante avait vus le jour même à côté de l’ambassadrice d’Islande, et qui s’étaient vantés de rapporter de France dans leur pays l’écu d’or. Ayant pressé plus vigoureusement leurs chevaux, ils étaient arrivés avant Bradamante.

Peu de chevaliers étaient meilleurs qu’eux sous les armes. Mais Bradamante espère bien qu’elle sera du nombre de ceux-là, car elle entend ne point passer la nuit dehors, ni rester à jeun. Les habitants du château, placés aux fenêtres et dans les galeries, regardaient la joute à la lumière que projetait la lune malgré de nombreux nuages, et bien que la pluie fût abondante.

De même que l’amant bien épris, sur le point d’entrer dans la chambre où il espère commettre de doux larcins, sent son cœur battre de plaisir quand il entend, après une longue attente, glisser doucement le verrou, ainsi Bradamante, désireuse de se mesurer avec les chevaliers, se réjouit en entendant les portes s’ouvrir, et en voyant les trois guerriers franchir le pont et sortir du château.

Aussitôt qu’elle les a vus franchir le pont et sortir tous les trois à peu d’intervalle les uns des autres, elle tourne bride pour prendre du champ, et revient chassant à toute bride son bon cheval, et tenant en arrêt la lance que lui donna son cousin et avec laquelle on ne joute jamais en vain, car tout guerrier touché par elle, fût-il Mars lui-même, doit être forcément jeté hors de selle.

Le roi de Suède, qui s’avança le premier, fut aussi le premier jeté à terre, tellement fort fut le coup porté sur son casque par la lance qui ne fut jamais baissée en vain. Le roi de Gothie fournit la seconde course, et se retrouva en un clin d’œil, les jambes en l’air, loin de son destrier. Le troisième resta culbuté sens dessus dessous dans l’eau bourbeuse du fossé.

Après les avoir, en trois coups, fait voltiger les pieds en l’air et la tête en bas, Bradamante se dirige vers le château où elle doit recevoir l’hospitalité pendant la nuit; mais, avant de lui livrer passage, elle trouve quelqu’un qui lui fait jurer qu’elle sortirait à chaque fois qu’elle serait appelée à jouter par de nouveaux arrivants. Le châtelain, qui a été témoin de sa vaillance, la reçoit avec grand honneur.

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