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Son destrier, qui avait l’habitude de ce chemin difficile sur lequel il avait déjà fait souvent tomber plus d’un cavalier, accourait avec assurance à la rencontre. L’autre, effrayé par cette course inaccoutumée, s’avançait hésitant et timide. Le pont tremblait sous leurs pieds et semblait près de s’écrouler dans l’eau, outre qu’il était fort étroit et sans parapet.

Les chevaliers, tous deux maîtres en l’art de jouter, avaient des lances grosses comme des madriers et telles encore qu’elles étaient dans leurs écorces sylvestres. Ils s’en portèrent des coups si terribles, qu’il ne servit à rien à leurs coursiers d’être vigoureux et lestes. Tous les deux furent renversés sur le pont, ainsi que leurs maîtres, ne formant qu’un tas.

Pressés par les éperons, ils voulurent se relever immédiatement, mais le pont était si étroit, qu’ils ne trouvèrent pas où poser un pied ferme. Tous deux, par une égale fatalité, tombèrent dans l’eau. Leur chute produisit un bruit effroyable qui monta jusqu’au ciel, pareil à celui que fit en tombant dans notre fleuve celui qui sut si mal diriger le char du soleil.

Les deux chevaux, chargés du poids de leurs cavaliers, qui étaient restés fermes en selle, allèrent voir au fond de la rivière si quelque belle nymphe n’y était pas cachée. Ce n’est pas le premier, ni le second saut que le païen fait avec son audacieux destrier, du haut du pont dans l’eau. Il connaît fort bien, par conséquent, le fond du fleuve.

Il sait les endroits où le fond est ferme et où il est vaseux, où l’eau est basse et où elle est profonde. Il a bientôt la tête, la poitrine et la ceinture hors de l’eau et peut attaquer Brandimart avec un grand avantage. Brandimart était tombé au beau milieu du courant; son destrier, enfoncé dans le sable qui formait le fond, ne pouvait plus s’en retirer, et tous deux risquaient de se noyer.

L’eau, soulevée par la chute, les eut bientôt culbutés et les entraîna à l’endroit le plus profond. Brandimart était dessous et le destrier dessus. Fleur-de-Lys, restée sur le pont, presque morte d’épouvante, pleure et adresse au vainqueur ses vœux et ses supplications: «Ah! Rodomont, par celle que tu révères dans sa tombe, ne sois pas si cruel que de laisser noyer un tel chevalier!

» Ah! seigneur plein de courtoisie, si tu as jamais aimé, aie pitié de moi, car je l’aime. Qu’il te suffise, au nom de Dieu, de le faire prisonnier et d’orner ton monument de cette nouvelle dépouille. Parmi toutes celles que tu as gagnées, celle-ci sera la plus belle et la plus glorieuse.» Elle sut si bien dire, qu’elle émut le roi païen, quelque cruel qu’il fût.

Et elle fit si bien, qu’il se hâta de porter secours à son amant; celui-ci était retenu sous l’eau par son destrier et était sur le point de perdre la vie, ayant bu beaucoup d’eau sans la moindre soif. Toutefois, Rodomont ne le tira d’embarras qu’après lui avoir pris son épée et son casque. Il le sortit ensuite de l’eau, et le fit transporter dans la tour, où se trouvaient déjà beaucoup d’autres prisonniers.

La dame sentit toute sa joie tomber, quand elle vit son amant s’en aller prisonnier. Cependant, elle préférait cela à le voir périr dans le fleuve. Elle s’adressait à elle-même toute sorte de reproches. C’était elle en effet qui avait fait venir son amant en lui racontant qu’elle avait reconnu le comte sur le pont si dangereux.

Enfin elle part, ayant déjà conçu la pensée de mener en ces lieux le paladin Renaud, ou Guidon le sauvage, ou Sansonnet, ou tout autre chevalier illustre de la cour du fils de Pépin, capable de lutter avec le Sarrasin sur la terre et sur l’eau. Elle espère que ce nouveau champion sera sinon plus fort, du moins plus heureux que son cher Brandimart.

Elle marche pendant plusieurs jours avant de rencontrer un chevalier tel qu’elle le voulait pour combattre contre le Sarrasin et délivrer son amant. Après avoir longtemps cherché quelqu’un qui convînt à cette besogne, elle rencontra un chevalier à la soubreveste riche et ornée, toute brodée de troncs de cyprès.

Je vous raconterai ailleurs qui c’était. Je veux auparavant retourner à Paris, et vous dire la suite de la grande déroute que Renaud et Maugis firent essuyer aux Maures. Je ne saurais vous énumérer ceux qui purent fuir et ceux qui furent envoyés sur les bords du Styx. L’obscurité de la nuit ne permit pas à Turpin, qui avait entrepris de le faire, de les compter.

Dans le premier sommeil, sous sa tente, dormait Agramant. Un chevalier vient le réveiller en lui disant qu’il va être fait prisonnier, s’il ne prend immédiatement la fuite. Le roi, regardant alors autour de lui, voit la confusion qui règne parmi les siens. Ceux-ci, sans songer à faire tête à l’ennemi, fuient çà et là, nus et désarmés, car ils n’ont pas même eu le temps de prendre leur bouclier.

Le roi, fort perplexe et sans un seul conseiller autour de lui, se faisait attacher sa cuirasse, quand arrivent Falsiron, le fils de Grandonio, Balugant et d’autres encore. Ils montrent à Agramant le danger qu’il court de rester mort ou prisonnier en ce lieu; ils ajoutent même que s’il peut sauver sa personne; la fortune se sera montrée propice et bonne envers lui.

Ainsi parle Marsile, ainsi parle le brave Sobrin, ainsi disent tous les autres d’un commun accord. Sa perte est d’autant plus prochaine, que Renaud s’avance avec plus d’impétuosité. S’il attend que le paladin, cet homme avide de carnage, soit arrivé avec tous ses gens, il peut être certain que lui et ses amis resteront tous morts, ou aux mains des ennemis.

Mais il peut se réfugier dans Arles ou dans Narbonne avec le peu de gens qu’il a autour de lui. L’une et l’autre de ces villes sont fortes et peuvent supporter un siège de plusieurs jours. Quand il aura mis sa personne en sûreté, il pourra venger cet affront, et refaire promptement une nouvelle armée avec laquelle il vaincra Charles.

Le roi Agramant se rend à leur avis, bien que ce parti lui semble cruel et dur. Il se dirige vers Arles, par le chemin qui lui paraît le plus sûr, et il semble qu’il ait des ailes. Il a de bons guides, et l’obscurité favorise grandement son départ. Vingt mille Africains et Espagnols purent ainsi échapper à Renaud.

Quant à ceux qui furent occis par lui, par ses frères, par les deux fils du sire de Vienne, par les sept cents hommes d’armes obéissant à Renaud, par Sansonnet, ou qui, dans leur fuite, se noyèrent dans la Seine, celui qui pourrait les compter compterait aussi les feuilles que Zéphire et Flore font éclore en avril.

D’aucuns pensent que Maugis prit une grande part à la victoire de cette nuit, non pas en arrosant la campagne du sang sarrasin, ni par le nombre des ennemis qu’il occit de sa propre main, mais en faisant sortir, par son art, les esprits infernaux des grottes du Tartare, et cela en si grande quantité, qu’un royaume deux fois grand comme la France n’aurait pu lever autant de bannières ni de lances.

On ajoute qu’il fit entendre tant d’instruments métalliques, tant de tambours, tant de bruits divers, tant de hennissements de chevaux, tant de cris et de tumulte de fantassins, que plaines, monts et vallées devaient en retentir jusqu’aux contrées les plus lointaines, et que les Maures en éprouvèrent une telle peur, qu’ils s’empressèrent de prendre la fuite.

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