Quand bien même il aurait triomphé de la première épreuve, il est mis à mort s’il ne surmonte pas la seconde, et ses compagnons sont contraints à servir comme laboureurs ou gardeurs de troupeaux. Si, au contraire, il parvient à vaincre dans les deux cas, il obtient la liberté de tous les siens. Quant à lui, il est retenu prisonnier, et doit servir d’époux à dix femmes, choisies à son goût.
Astolphe ne peut s’empêcher de rire en apprenant l’étrange loi de ce pays. Surviennent Sansonnet, puis Marphise, Aquilant et son frère. Le patron leur raconte également le motif qui le retient loin du port. «J’aime mieux – ajoute-t-il – être englouti par la mer que subir le joug de la servitude.»
Les matelots, et tous les autres passagers, furent de l’avis du patron. Mais Marphise et ses compagnons furent d’un avis contraire, le rivage leur paraissant plus sûr que la mer. Il leur semblait plus pénible de se voir entourés par les vagues en courroux, que de se trouver au milieu de cent mille épées. Ils redoutaient fort peu ce pays, ni tout autre où ils pouvaient se servir de leurs armes.
Les guerriers désirent aborder, surtout le duc anglais qui sait qu’avec le son de son cor il peut mettre en fuite tous les habitants de la contrée. Une partie des passagers approuve ce projet, l’autre le blâme. Une discussion s’engage. Mais le plus grand nombre se déclarent contre l’avis du patron, et le forcent à se diriger malgré lui vers le port.
À peine les a-t-on découverts de la cité cruelle, qu’une galère garnie d’une chiourme nombreuse et de matelots expérimentés, s’en vient droit au malheureux navire où règnent l’incertitude et la confusion. La galère attache à sa poupe la proue du bâtiment, et le remorque hors de la mer impitoyable.
On entre au port à force de rames plutôt qu’à l’aide de la voile, car l’alternance des brises du Sud et du Nord a fini par faire tomber le vent. Pendant ce temps, les chevaliers reprennent leurs dures cuirasses et ceignent leur fidèle épée, tout en cherchant à rendre le courage et l’espoir au patron et aux autres passagers qui tremblent de peur.
Le port ressemble au croissant de la lune, et a plus de quatre milles de tour; l’entrée est large de six cents pas, et à chaque corne du croissant s’élève une forteresse. La ville n’a à craindre aucun assaut, si ce n’est du côté du Midi; elle s’étale en amphithéâtre sur le penchant d’un coteau.
Dès que le navire est arrivé – avis en avait été donné dans toute la ville – six mille femmes, en costume de guerre et armées d’arcs, se réunissent sur le port, et, pour couper toute retraite, ferment la mer d’une forteresse à l’autre, au moyen de navires et de chaînes toujours prêts pour cet usage.
Une d’elles, aussi âgée que la sibylle de Cumes ou la mère d’Hector, fait appeler le patron et lui demande s’ils veulent se laisser mettre à mort, ou s’ils veulent se soumettre au joug; ils ont le choix entre deux partis: mourir tous en ce lieu, ou y rester prisonniers.
«Il est vrai – disait-elle – que s’il se trouve parmi vous un homme assez courageux et assez fort pour combattre contre dix de nos hommes et leur donner la mort, puis pour remplir la nuit suivante l’office de mari auprès de dix femmes, il deviendra notre roi, et vous pourrez poursuivre votre route.
» À moins que vous ne préfériez rester aussi; mais ceux qui voudront rester s’engageront à servir de mari à dix femmes. Si, au contraire, votre champion est vaincu par nos dix guerriers, ou s’il succombe dans la seconde épreuve, vous resterez tous comme esclaves, et lui périra.»
Là où la vieille croyait ne rencontrer que de la crainte, elle trouve une hardiesse inaccoutumée. Chacun des chevaliers se fait fort de soutenir l’une et l’autre épreuve. Quant à la seconde, ce n’est pas le cœur qui manque à Marphise pour la surmonter, bien qu’elle y soit peu apte, mais elle espère qu’à défaut de la nature son épée suffira pour la tirer d’affaire.
Après s’être entendus, ils chargent d’un commun accord le patron de répondre qu’il y a sur le navire des gens disposés à affronter les dangers du champ clos et du lit. Aussitôt tous les obstacles s’abaissent, le pilote accoste, déploie le câble et fait mordre l’ancre; le pont est jeté, et les guerriers sortent du navire, tirant leurs destriers après eux.
Puis ils vont à travers la ville, qu’ils trouvent pleine de donzelles hardies, chevauchant dans les rues et luttant sur les places comme de vraies guerrières. Ici, il est défendu aux hommes de chausser l’éperon, de ceindre l’épée ou de porter aucune arme, excepté toutefois aux dix qui sont chargés de faire respecter l’antique coutume que je vous ai dite.
Tous les autres tiennent la navette, l’aiguille, le fuseau, ou sont occupés à se peigner et à se parer. Vêtus d’habits de femme, ils vont toujours à pied, ce qui leur donne un air mou et efféminé. Quelques-uns sont enchaînés et réservés pour les travaux de l’agriculture, ou pour la garde des troupeaux. En somme, les hommes sont peu nombreux; c’est à peine si, pour mille femmes, on en compte cent, dans la ville et dans toute la contrée.
Les chevaliers conviennent de tirer au sort celui d’entre eux qui devra, pour le salut commun, lutter contre les dix champions dans la lice, et combattre ensuite sur un autre champ de bataille. Ils veulent écarter Marphise, estimant qu’elle ne peut songer à vaincre dans la seconde joute, car elle n’a pas ce qu’il faut pour remporter la victoire sur ce point.
Mais elle exige de participer au tirage, et, en définitive, le sort tombe sur elle. Elle dit: «Je perdrai la vie avant que vous perdiez la liberté. Mais cette épée – et elle leur montre l’épée qu’elle porte au côté – doit vous rassurer et vous convaincre que je saurai triompher de tous les obstacles, à la façon d’Alexandre qui trancha le nœud gordien.
» Je veux que désormais, jusqu’à la fin des siècles, les étrangers n’aient plus à redouter ce pays.» Ainsi elle dit, et ses compagnons ne peuvent lui refuser de tenter l’aventure. Donc, ils lui laissent courir la chance ou de tout perdre, ou de conquérir leur liberté. Quant à elle, déjà armée de toutes pièces, elle se présente en champ clos pour la bataille.
Au sommet de la ville, s’élève une place tout entourée de gradins, et qui sert uniquement à de semblables épreuves, aux joutes, aux chasses et aux jeux publics. Quatre portes de bronze en ferment l’entrée. Là pénètre la multitude confuse des femmes armées; puis on dit à Marphise d’entrer.
Marphise fait son entrée sur un destrier blanc, moucheté de taches grises, à la tête petite, au regard de feu, à l’allure superbe et aux formes accomplies. Il avait été choisi à Damas entre mille qui y étaient tout bridés et sellés, comme le meilleur, le plus beau et le plus vaillant; et, après l’avoir fait royalement harnacher, Norandin l’avait donné à Marphise.
Marphise entre par la porte du Sud. À son arrivée, l’arène retentit du son clair et aigu des trompettes. Un instant après, ses dix adversaires entrent dans la lice par la porte du Nord. Le chevalier qui marche à leur tête, semble valoir tous les autres ensemble.
Il s’avance sur un grand destrier qui, sauf le front et le pied gauche où se montrent quelques poils blancs, est plus sombre et plus noir qu’un corbeau. Les armes du chevalier, de la même couleur, semblent indiquer que son âme est aussi éloignée de la joie que les ténèbres le sont de la lumière.