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Il ne cesse de verser des pleurs, il ne cesse de pousser des cris; il ne goûte de repos ni la nuit ni le jour; il fuit les bourgs et les cités, couchant à découvert, en pleine forêt, sur la terre nue. Il s’étonne d’avoir dans la tête une source de larmes si vivace, et qu’il puisse pousser tant de soupirs. Souvent il se dit, à travers ses sanglots:

«Ce ne sont plus des larmes que mes yeux répandent avec tant d’abondance; les larmes n’auraient pu suffire à ma douleur; elles ont cessé de couler alors que ma peine n’était pas même à la moitié de sa course. Maintenant, chassé par le feu qui me dévore, c’est le principe même de la vie qui s’enfuit et se fraye un chemin à travers mes yeux. C’est là ce que mes yeux répandent; c’est là ce qui me débarrassera enfin, tout à la fois, de la douleur et de la vie.

» Ce ne sont point des soupirs par lesquels s’exhalent mes souffrances; les soupirs ne sont pas de cette nature; ils s’arrêtent parfois, et je ne sens pas que la peine s’exhale moins de ma poitrine. Amour, qui me brûle le cœur, produit ce vent, pendant qu’il agite ses ailes autour du feu. Amour, par quel miracle tiens-tu mon cœur dans le feu sans le consumer jamais?

» Et moi, je ne suis, je ne suis pas celui que je parais être. Celui qui était Roland est mort, et la terre le recouvre. Son ingrate dame l’a tué, tellement, dans son manque de foi, elle lui a fait une cruelle guerre. Je suis l’âme de Roland, séparée de son corps, et qui erre dans les tourments de cet enfer, afin que mon ombre lamentable serve d’exemple à quiconque a placé son espérance dans Amour.»

Le comte erre toute la nuit par les bois; quand pointent les rayons de l’astre du jour, son destin le ramène vers la fontaine où Médor a gravé la fatale inscription. La vue de sa propre honte inscrite sur le roc l’embrase d’une telle colère, qu’il ne reste plus en lui une seule pensée qui ne soit haine, rage ou fureur. Sans réfléchir, il tire son épée;

Il taille l’inscription et le rocher, dont il fait voler les éclats jusqu’au ciel. Malheur à cette grotte et à tous les lieux où se lisent les noms de Médor et d’Angélique! À partir de ce jour, ils ne verront plus leurs ombres fraîches sur les pasteurs et sur les troupeaux. La fontaine elle-même, naguère si claire et si pure, n’est pas à l’abri d’une telle rage.

Il jette pêle-mêle dans ses belles eaux les branches, les troncs, les racines, les fragments de rochers, les mottes de terre, afin de les troubler si profondément, qu’elles ne puissent plus jamais reprendre leur limpidité première. Enfin, harassé de fatigue, couvert de sueur, et le souffle venant à manquer à sa haine, à sa fureur, à sa colère ardente, il tombe sur la prairie et pousse des soupirs vers le ciel.

Brisé de douleur et de fatigue, il tombe enfin sur l’herbe. Ses yeux regardent fixement le ciel; il ne prononce pas une parole. Sans manger et sans dormir, il voit ainsi le soleil disparaître et reparaître trois fois. Sa peine amère ne fait que s’accroître, jusqu’à ce qu’elle l’ait enfin privé de sa raison. Le quatrième jour, pris d’une grande fureur, il s’arrache du dos et met en pièces plastron et cotte de mailles.

Ici reste le casque, et là reste l’écu; au loin le harnais et plus loin le haubert. En somme, je dois dire que toutes ses armes furent dispersées çà et là dans le bois. Puis il déchire ses vêtements et montre à nu son ventre velu, toute sa poitrine et son dos. Et alors commence la grande folie, si horrible que jamais personne n’en verra de semblable.

Sa rage, sa fureur arrivent à un tel paroxysme, qu’il ne conserve plus la notion d’aucun sens. Il ne se souvient plus comment on tient en main l’épée avec laquelle il aurait, je pense, pu faire encore d’admirables choses. Mais son incomparable vigueur n’a besoin ni d’épée ni de hache; et il en donne de merveilleuses preuves en déracinant, d’une seule secousse, un grand pin.

Il en arrache deux autres comme s’ils eussent été du fenouil, des hièbles ou des aneths. Il en fait autant pour les hêtres, les ormes, les chênes verts et les sapins. Aussi facilement que l’oiseleur, pour faire place nette à ses filets, arrache les joncs, la paille et les orties, Roland déracine les chênes et les vieux arbres séculaires.

Les pasteurs qui entendent un tel fracas, laissant leurs troupeaux épars dans la forêt, accourent de tous côtés en grande hâte pour voir ce que c’est. Mais me voici arrivé à un point que je ne dois pas dépasser, sous peine de vous fatiguer avec mon histoire. J’aime mieux la suspendre un instant, que de vous ennuyer par sa longueur.

Chant XXIV

ARGUMENT. – Roland donne des preuves de folie furieuse. – Zerbin rencontre Odoric, qui avait trahi Isabelle. Il lui fait grâce de la vie, mais, en punition de sa faute, il lui donne Gabrine à garder. Il va à la recherche de Roland, suit ses traces et ramasse ses armes éparses sur le sol. Survient Mandricard, accompagné de Doralice. Il en vient aux mains avec Zerbin, pour avoir l’épée du paladin. Zerbin est blessé à mort, et Isabelle se réfugie auprès d’un ermite. Arrive ensuite Rodomont, qui s’attaque à Mandricard; mais le combat est arrêté par l’arrivée d’un messager d’Agramant qui rappelle les deux guerriers sous les murs de Paris.

Que celui qui met le pied sur l’amoureuse glu s’empresse de le retirer, et n’attende pas d’être englué jusqu’aux épaules. L’amour n’est, en somme, qu’une folie, de l’avis universel des sages. Si, comme Roland, tous ceux qui en sont atteints ne deviennent pas furieux, leur égarement se traduit par quelque autre signe. Et quelle marque plus évidente de folie que de s’annihiler soi-même devant la volonté d’autrui?

Les effets sont variés, mais la folie qui les produit est une. C’est comme une grande forêt, où quiconque se hasarde doit infailliblement s’égarer; les uns vont en haut, les autres en bas, ceux-ci d’un côté, ceux-là d’un autre. En résumé, et pour conclure, voici ce que je dis: Celui qui s’abandonne à l’amour mérite, entre autres peines, les soucis et les chaînes qui l’attendent.

On pourrait bien me dire: «Frère, tu vas en remontrant aux autres, et tu ne vois pas ta propre faiblesse.» À cela, je réponds que je vous comprends fort bien, maintenant que mon esprit est dans un moment lucide. J’ai grand souci – et j’espère le faire un jour – de me reposer enfin; mais dès que je veux mettre cette résolution à exécution, je ne le puis, car le mal a pénétré jusqu’au fond de mes os.

Seigneur, je vous disais, dans l’autre chant, que le furieux et forcené Roland, après avoir arraché ses armes et déchiré ses vêtements, les avait dispersés dans la campagne; qu’il avait jeté son épée sur le chemin, déraciné les arbres, et qu’il faisait retentir de ses cris les cavernes et les forêts profondes, lorsque, attirés par la rumeur, de nombreux pasteurs accoururent, conduits en ces lieux par leur mauvaise étoile ou en punition de quelque péché.

Dès qu’ils se sont approchés d’assez près pour voir les incroyables prouesses d’un tel fou et sa force terrible, ils font volte-face pour fuir; mais ils ne savent plus par où, comme il advient dans une peur soudaine. Le fou se précipite sur leurs pas. Il en saisit un et lui arrache la tête avec la même facilité qu’on cueille une pomme sur l’arbre ou une fleur épanouie sur le buisson.

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