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Arioste

Roland Furieux Tome I

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1532

Traduction de Francisque Reynard

Paris Alphonse Lemerre, 1880

Préface Du Traducteur

Si Arioste ne nous avait laissé que ses comédies et son livre de satires, quel que soit le mérite de ces ouvrages, de quelque renommée qu’ils aient joui jadis, il est certain que le nom de leur auteur serait depuis longtemps sinon, oublié, du moins confondu dans la foule des écrivains de son époque: les Berni, les Trissin, les Bembo, les Molza, les Sadolet, les Alamani, les Rucellaï, et tutti quanti. Heureusement pour Arioste et pour nous, son poème de Roland furieux, l’a mis hors rang, à ce point que Voltaire, après l’avoir tout d’abord proclamé l’égal de Virgile, finit par le placer au-dessus d’Homère. Ne va-t-il pas jusqu’à dire, dans son Essai sur le poème épique, à l’article Tasse: «Si on lit Homère par une espèce de devoir, on lit et on relit Arioste pour son plaisir.» Le blasphème est manifeste. Homère est le poète souverain auquel nul ne saurait être égalé. Il s’avance en tête de tous les autres «comme un Sire,» pour employer l’expression si belle et si juste de Dante. Mais si l’auteur de Roland doit s’incliner devant le créateur de l’Iliade et de l’Odyssée, «cette source qui épanche un si large fleuve [1] il peut marcher de pair avec les plus grands et les meilleurs.

Le Roland furieux est, en effet, un des joyaux de la pensée humaine. Il a l’éclat et la solidité du diamant, comme il en a la pureté et la rare valeur. C’est une de ces œuvres charmantes et fortes qui ont le privilège de traverser les âges sans prendre une ride, toujours plus jeunes, plus éblouissantes de fraîcheur et de vie à mesure que les années s’accumulent sur leur tête. Elles sont immortelles de naissance, ayant reçu dans leur berceau ce don de vérité éternelle que le génie seul possède.

Le sujet en est multiple. Arioste nous le dit lui-même dès le premier vers: «Les dames, les chevaliers, les armes, les amours, les courtoisies, les entreprises audacieuses, voilà ce que je chante.» Et durant quarante-six chants, qui ne comptent pas moins de quarante mille vers, il poursuit imperturbablement le programme annoncé, sans la moindre fatigue pour lui, et au perpétuel enchantement de ses lecteurs, «avec une grâce égale, en vers pleins et faciles, riants comme les campagnes d’Italie, chauds et brillants comme les rayons du jour qui l’éclaire, et plus durables que les monuments qui l’embellissent [2]». Soit qu’il nous entraîne à la poursuite d’Angélique qui fuit le paladin Renaud à travers les forêts pleines d’épouvante; soit qu’il nous raconte la folie furieuse de Roland, semant sur son passage la terreur et la mort; soit qu’il décrive les batailles homériques des Sarrasins et des soldats de Charlemagne sous les murs de Paris; soit qu’il s’égare en quelque digression plaisante et joyeuse, comme l’histoire de Joconde, il nous tient sous le charme de sa belle humeur, de sa langue nombreuse et imagée, de son éloquence indignée ou railleuse, sans cesse maître de lui-même, et «conservant toujours un ordre admirable dans un désordre apparent [3]».

«Il y a dans l’Orlando furioso, dit Voltaire, un mérite inconnu à toute l’antiquité, c’est celui de ses exordes. Chaque chant est comme un palais enchanté, dont le vestibule est toujours dans un goût différent, tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque. C’est de la morale ou de la gaieté, ou de la galanterie, et toujours du naturel et de la vérité [4]».

Rien déplus vrai que cette observation; mais si, dès le vestibule, l’architecte a déployé ses plus rares merveilles, l’intérieur du palais n’est pas moins séduisant ni moins fécond en surprises de tous genres.

Où trouver plus de grâce et de charme que dans ces strophes si connues, où la jeune vierge est comparée à la rose sur son buisson:

La jeune vierge est semblable à la rose qui, dans un beau jardin, repose solitaire et en sûreté sur le buisson natal, alors que le troupeau ni le pasteur n’est proche. La brise suave et l’aube rougissante, l’eau, la terre lui prodiguent leurs faveurs; les jeunes amants et les dames énamourées aiment à s’en parer le sein et les tempes.

Mais elle n’est pas plutôt séparée de la branche maternelle et de sa tige verdoyante, que tout ce que des hommes et du ciel elle avait reçu de faveurs, de grâce et de beauté, elle le perd. La vierge qui laisse cueillir la fleur dont elle doit avoir plus de souci que de ses beaux yeux et de sa propre vie, perd dans le cœur de tous ses autres amants le prix qu’auparavant elle avait.

Qu’elle soit méprisée des autres, et de celui-là seul aimée à qui elle a fait de soi-même un si large abandon… [5]

Quel plus touchant, quel plus saisissant tableau que celui d’Angélique perdue sur le rivage d’une île déserte, à l’heure où la nuit tombe:

Quand elle se vit seule, en ce désert dont la vue seule la mettait en peur, à l’heure où Phébus, couche dans la mer, laissait l’air et la terre dans une obscurité profonde, elle s’arrêta dans une attitude qui aurait fait douter quiconque aurait vu sa figure, si elle était une femme véritable et douée de vie, ou bien un rocher ayant cette forme.

Stupide et les yeux fixés sur le sable mouvant, les cheveux dénoués et en désordre, les mains jointes et les lèvres immobiles, elle tenait ses regards languissants levés vers le ciel, comme si elle accusait le grand Moteur d’avoir déchaîné tous les destins à sa perte. Elle resta un moment immobile et comme attérée, puis elle délia sa langue à la plainte et ses yeux aux pleurs.

Elle disait «Fortune, que te reste-t-il encore à faire pour avoir rassasié sur moi tes fureurs et assouvi ta vengeance?… [6]».

Arioste n’est pas seulement le poète de la grâce et de l’émotion douce. Il a, quand il le faut, des accents âpres et mâles pour dépeindre les sanglantes mêlées, les assauts vertigineux, les cités croulant sous la flamme. Ses guerriers, même les moins intéressants, sont dessinés avec une vigueur, avec une maestria superbe. Écoutez-le parler de Rodomont escaladant les murs de Paris:

Rodomont, non moins indompté, superbe et colère, que le fut jadis Nemrod, n’aurait pas hésité à escalader le ciel, même de nuit, s’il en avait trouvé le chemin en ce monde. Il ne s arrête pas à regarder si les murailles sont entières ou si la brèche est praticable, ou s’il y a de l’eau dans le fossé. Il traverse le fossé à la course et vole à travers l’eau bourbeuse où il est plongé jusqu’à la bouche.

Souillé de fange, ruisselant d’eau, il va à travers le feu, les rochers, les traits et les balistes, comme le sanglier qui se fraye à travers les roseaux des marécages de Mallea un ample passage avec son poitrail, ses griffes et ses défenses. Le Sarrasin, l’écu haut, méprise le ciel tout autant que les remparts.

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