Autant qu’elle peut, elle cache sa poitrine et son ventre, moins soucieuse de laisser voir les flancs et les reins. Roland cherche à faire entrer son esquif dans le port, afin de recouvrir de quelque vêtement celle qu’il avait délivrée de ses chaînes. Pendant qu’il s’en occupe, survient Obert, Obert le roi d’Hibernie, qui avait appris que le monstre marin gisait sur le rivage,
Et qu’un chevalier était allé à la nage lui placer dans la gueule une grosse ancre, et qu’il l’avait ainsi tiré sur le rivage, comme on tire un navire hors de l’eau. Obert, pour s’assurer qu’on lui a bien dit la vérité, est venu lui-même, pendant que ses gens livrent de tous côtés l’île d’Ébude à la flamme et à la destruction.
Bien que Roland fût tout couvert de sang et de vase – je veux parler du sang dont il s’était teint quand il sortit de l’orque où il était entré – le roi d’Hibernie le reconnut pour le comte, d’autant plus qu’en apprenant la nouvelle, il avait bien pensé qu’un autre que Roland n’aurait pu donner une telle preuve de force et de valeur.
Il le connaissait, car il avait été infant d’honneur en France, et en était parti, l’année précédente, pour prendre la couronne que son père lui avait laissée en mourant. Il avait eu l’occasion de voir souvent Roland et de lui parler une infinité de fois. Il court l’embrasser et lui fait fête, après avoir ôté le casque qu’il avait sur la tête.
Roland ne montre pas moins de contentement à voir le roi, que le roi n’en montre à le voir lui-même. Après qu’ils eurent l’un et l’autre redoublé leurs embrassements, Roland raconta à Obert la trahison faite à la jeune femme, et comment le perfide Birène en avait été l’auteur, lui qui aurait dû moins que tout autre s’en rendre coupable.
Il lui dit les preuves d’amour qu’elle lui avait si souvent données; comment elle avait perdu ses parents et ses biens, et comment enfin elle voulait mourir pour lui, ajoutant qu’il avait été témoin d’une grande partie de ces événements et qu’il pouvait en rendre bon compte. Pendant qu’il parlait, les beaux yeux bleus de la dame s’étaient remplis de larmes.
Son beau visage ressemblait à un ciel de printemps, quand la pluie tombe et qu’en même temps le soleil se dégage de son voile nuageux. De même que le rossignol secoue alors doucement ses plumes sous les rameaux reverdis, ainsi Amour se baigne dans les larmes de la belle et se réjouit de leur éclat.
À la flamme de ces beaux yeux, il forge la flèche dorée qu’il trempe dans le ruisseau de larmes qui descend sur les fleurs vermeilles et blanches de ses joues; dès que le trait est trempé, il le décoche avec force contre le jeune Obert que ne peuvent défendre l’écu ni la cotte de mailles, ni la cuirasse de fer. Pendant qu’il regarde les yeux et la chevelure d’Olympie, il se sent blessé au cœur, et il ne sait comment.
La beauté d’Olympie était des plus rares. Elle n’avait pas seulement remarquables le front, les yeux, les joues, les cheveux, la bouche, le nez, les épaules et la gorge; mais au-dessous des seins, les parties du corps qui d’habitude étaient cachées par les vêtements, étaient si parfaites, qu’elles l’emportaient sur tout au monde.
Elles surpassaient en blancheur la neige immaculée et étaient au toucher plus douces que l’ivoire. Les seins arrondis ressemblaient au lait qui s’échappe des corbeilles de jonc. Au milieu, descendait un étroit espace, pareil aux nombreuses vallées que l’on voit se former entre les collines, quand la douce saison fait fondre les neiges amoncelées par l’hiver.
Les flancs élancés, les belles hanches, le ventre plus poli et plus net qu’un miroir, paraissaient, de même que les cuisses blanches, sculptés par Phidias ou par une main plus experte encore. Dois-je aussi parler de ces parties qu’elle s’efforçait en vain de cacher? Je dirai, en somme, qu’en elle, de la tête aux pieds, se voyait autant de beauté qu’il en peut exister.
Si, dans les vallées de l’Ida, elle eût été vue par le berger phrygien, je ne sais trop si Vénus, bien qu’elle eût vaincu les autres déesses, aurait remporté le prix de beauté. Pâris ne serait point allé dans les pays d’Amiclée violer l’hospitalité sainte, mais il aurait dit: Hélène, reste avec Ménélas, car je n’en veux pas d’autre que celle-ci.
Et si elle avait été à Crotone, lorsque Zeuxis, voulant exécuter le tableau destiné au temple de Junon, fit poser nues tant de belles auxquelles il fut obligé, pour obtenir la perfection, de copier à chacune une partie du corps, il n’aurait pas eu besoin d’avoir recours à d’autres qu’à Olympie, car toutes les beautés étaient réunies en elle.
Je ne crois pas que jamais Birène eût vu ce beau corps dans sa nudité, car je suis certain qu’il n’aurait pas eu le courage de l’abandonner dans l’île déserte. Obert s’en enflamme, et j’en conclus que le feu ne peut rester couvert. Il s’efforce de la consoler et de lui donner l’espoir qu’un grand bien sortira du malheur qui l’accable en ce moment.
Et il lui promet d’aller avec elle en Hollande, et de ne se point reposer qu’il ne l’ait rétablie dans ses États, et qu’il n’ait tiré une juste vengeance du parjure et du traître. Il y emploiera toutes les forces dont peut disposer l’Irlande, et il se mettra à l’œuvre le plus promptement possible. En attendant, il fait chercher parmi les maisons à demi brûlées des robes et des vêtements de femme.
Il ne sera pas besoin, pour trouver des robes, d’en envoyer chercher hors de l’île, car il en est resté un grand nombre appartenant aux femmes données chaque jour en pâture au monstre. Sans chercher beaucoup, Obert en trouva en abondance et de toutes sortes. Il en fit revêtir Olympie, s’excusant de ne pouvoir la parer comme il aurait voulu.
Mais ni la soie brillante, ni l’or le plus fin qui soit jamais sorti des mains des Florentins industrieux, ni aucun vêtement, eût-il été l’œuvre de la patience et des soins de l’habile Minerve ou du dieu de Lemnos, ne lui auraient paru dignes de parer et de couvrir les beaux membres dont le souvenir le poursuivait sans cesse.
Le paladin Roland se montra à tous les points de vue très content de cet amour; outre que le roi ne laisserait pas impunie la trahison de Birène, il se voyait par cette intervention déchargé d’une grave et ennuyeuse mission, car il n’était pas venu dans ces lieux pour Olympie, mais pour porter secours à sa dame.
Il était maintenant assuré qu’elle n’était pas dans l’île; mais il n’avait pu savoir si elle y était venue, tous les habitants étant morts, et pas un seul n’étant resté d’une si grande population. Le jour suivant, on quitta le port, et ils s’en allèrent tous ensemble sur la flotte. Le paladin les suivit en Irlande, pour continuer sa route vers la France.
Il s’arrêta à peine un jour en Irlande, et les prières ne purent le faire rester davantage. Amour, qui le pousse à la recherche de sa dame, ne lui permet pas de s’arrêter plus longtemps. Il partit après avoir recommandé Olympie au roi. Il n’était pas besoin de rappeler à ce dernier ses promesses, car il fit beaucoup plus qu’il n’avait été convenu.
En peu de jours, il eut rassemblé une armée, et après avoir conclu alliance avec le roi d’Angleterre et le roi d’Écosse, il reprit la Hollande et ne laissa pas château ou ville debout en Frise. Il poussa la Zélande à la révolte et ne termina la guerre qu’après avoir mis à mort Birène, dont la peine fut loin d’égaler le crime.