Le chevalier d’Anglante abaisse sa lance et se précipite au plus épais de la troupe. Il en transperce un, puis un autre, et un autre, et un autre, tellement qu’ils semblent être de pâte; à la fin il en enfile six, et il les tient tous embrochés à sa lance; et comme elle ne peut plus en contenir, il laisse retomber le septième, mais si grièvement blessé qu’il meurt du coup.
Non autrement, on voit, le long des fossés et des canaux, les grenouilles frappées aux flancs et à l’échine par l’habile archer, jusqu’à ce que d’un côté et de l’autre sa flèche soit toute pleine et qu’on ne puisse plus en mettre. La lance de Roland se rompt sous le poids, et il se jette avec son épée au milieu de la bataille.
Sa lance rompue, il saisit son épée, celle qui jamais ne fut tirée en vain. Et à chaque coup, de la taille ou de la pointe, il extermine tantôt un fantassin, tantôt un cavalier. Partout où il touche, il teint en rouge, l’azur, le vert, le blanc, le noir, le jaune. Cimosque se lamente de n’avoir pas avec lui la canne et le feu, alors qu’ils lui seraient le plus utiles.
Et avec de grands cris et de grandes menaces, il ordonne qu’on les lui apporte; mais on l’écoute peu, car quiconque a pu se sauver dans la ville, n’a plus l’audace d’en sortir. Le roi Frison qui voit fuir tous ses gens, prend le parti de se sauver, lui aussi. Il court à la porte et veut faire lever le pont, mais le comte le suit de trop près.
Le roi tourne les épaules et laisse Roland maître du pont et des deux portes. Il fuit et gagne tous les autres en vitesse, grâce à ce que son coursier court plus vite. Roland ne prend pas garde à la vile plèbe; il veut mettre à mort le félon et non les autres. Mais son destrier ne court pas assez vite pour atteindre celui qui fuit comme s’il avait des ailes.
Par une voie, ou par une autre, Cimosque se met bien vite hors de vue du paladin. Mais il ne tarde pas à revenir avec des armes nouvelles. Il s’est fait apporter le tube de fer creux et le feu, et tapi dans un coin, il attend son ennemi comme le chasseur à l’affût, avec son épieu et ses chiens, attend le sanglier féroce qui descend détruisant tout sur son passage,
Brisant les branches et faisant rouler les rochers. Partout où se heurte son front terrible, il semble que l’orgueilleuse forêt croule sous la rumeur, et que la montagne s’entr’ouvre. Cimosque se tint à son poste, afin que l’audacieux comte ne passe pas sans lui payer tribut. Aussitôt qu’il l’aperçoit, il touche avec le feu le soupirail du tube, et soudain celui-ci éclate.
En arrière, il étincelle comme l’éclair; par devant, il gronde et lance le tonnerre dans les airs. Les murs tremblent, le terrain frémit sous les pieds. Le ciel retentit de l’effroyable son. Le trait ardent, qui abat et tue tout ce qu’il rencontre et n’épargne personne, siffle et grince. Mais, comme l’aurait voulu ce misérable assassin, il ne va pas frapper le but.
Soit précipitation, soit que son trop vif désir de tuer le baron lui ait fait mal viser; soit que son cœur tremblant comme la feuille ait fait trembler aussi son bras et sa main; soit enfin que la bonté divine n’ait pas voulu que son fidèle champion fût si tôt abattu, le coup vint frapper le ventre du destrier et l’étendit par terre, d’où il ne se releva plus jamais.
Le cheval et le cavalier tombent à terre, le premier lourdement, le second en la touchant à peine, car il se relève si adroitement et si légèrement, que sa force et son haleine en semblent accrues. Comme Antée, le Libyen, qui se relevait plus vigoureux après avoir touché le sol, tel se relève Roland, et sa force paraît avoir doublé en touchant la terre.
Que celui qui a vu tomber du ciel le feu que Jupiter lance avec un bruit si horrible, et qui l’a vu pénétrer dans un lieu où sont renfermés le soufre et le salpêtre, alors que le ciel et la terre semblent en feu, que les murs éclatent et que les marbres pesants et les rochers volent jusqu’aux étoiles,
Se représente le paladin après qu’il se fut relevé de terre. Il se redresse avec un air si terrible, si effrayant et si horrible à la fois, qu’il aurait fait trembler Mars dans les cieux. Le roi frison, saisi d’épouvante, tourne bride en arrière pour fuir. Mais Roland l’atteint plus vite qu’une flèche n’est chassée de l’arc.
Et ce qu’il n’avait pas pu faire auparavant à cheval, il le fera à pied. Il le suit si rapidement, que celui qui ne l’a pas vu ne voudrait point le croire. Il le rejoint après un court chemin; il lève l’épée au-dessus du casque et lui assène un tel coup, qu’il lui fend la tête jusqu’au col, et l’envoie rendre à terre le dernier soupir.
Soudain voici que de l’intérieur de la cité s’élève une nouvelle rumeur, un nouveau bruit d’armes. C’est le cousin de Birène, qui, à la tête des gens qu’il avait amenés de son pays, voyant la porte grande ouverte, a pénétré jusqu’au cœur de la ville encore sous le coup de l’épouvante où l’avait plongée le paladin, et qui la parcourt sans trouver de résistance.
La population fuit en déroute, sans s’informer de ce que sont ces nouveaux venus, ni de ce qu’ils veulent. Mais, quand on s’est aperçu à leurs vêtements et à leur langage que ce sont des Zélandais, on demande la paix et on arbore le drapeau blanc, et l’on informe celui qui les commande qu’on veut l’aider contre les Frisons qui retiennent son duc prisonnier.
Car la population avait toujours été hostile au roi de Frise et à ses compagnons, non seulement parce qu’il avait fait périr leur ancien seigneur, mais surtout parce qu’il était injuste, impitoyable et rapace. Roland s’interpose en ami entre les deux partis, et rétablit la paix entre eux. Les deux troupes réunies ne laissèrent pas un Frison sans le tuer ou le faire prisonnier.
On jette à terre les portes des prisons, sans prendre la peine de chercher les clefs. Birène fait voir au comte, par ses paroles de gratitude, qu’il connaît quelle obligation il lui a. Puis, ils vont ensemble, accompagnés d’une foule nombreuse, vers le navire où attend Olympie. Ainsi s’appelait la dame à qui, comme de droit, la souveraineté de l’île était rendue.
Celle-ci avait amené Roland sans penser qu’il ferait tant pour elle; il lui paraissait suffisant qu’il sauvât son époux, en l’abandonnant elle seule au péril. Elle le révère et l’honore, et tout le peuple avec elle. Il serait trop long de raconter les caresses que lui prodigue Birène, et celles qu’elle lui rend, ainsi que les remerciements que tous deux adressent au comte.
Le peuple remet la damoiselle en possession du trône paternel, et lui jure fidélité. Après s’être unie à Birène d’une chaîne qu’Amour doit rendre éternelle, elle lui donne le gouvernement de l’État et d’elle-même. Et celui-ci confie le commandement des forteresses et des domaines de l’île à son cousin.
Car il avait résolu de retourner en Zélande et d’emmener sa fidèle épouse avec lui, prétendant qu’il voulait tenter la conquête de la Frise, et qu’il avait un gage de succès qu’il appréciait fort, à savoir la fille du roi Cimosque, trouvée parmi les nombreux prisonniers qu’on avait faits.
Il prétendit aussi qu’il voulait la donner pour femme à son frère encore mineur. Le sénateur romain partit le même jour que Birène mit à la voile; et il ne voulut emporter de tant de dépouilles gagnées par lui rien autre chose que cet instrument qui, comme nous l’avons dit, produisait tous les effets de la foudre.