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Ennuyé et las de tant tourner, il songe qu’il pourrait bien être dans un lieu enchanté, et il se souvient du livre que Logistilla lui a donné dans l’Inde pour qu’il puisse déjouer tous les enchantements dans lesquels il tombera. Il a toujours ce livre à son côté; il consulte la table, et voit tout de suite à quelle page est le remède.

Le palais enchanté était décrit tout au long dans le livre. On y trouvait aussi les divers moyens de confondre le magicien et de dénouer les liens dans lesquels il retenait tous ces prisonniers. Sous le seuil de la porte était renfermé un esprit. C’était lui qui causait toutes ces illusions, tous ces prestiges. Il suffisait de lever la pierre de son sépulcre, pour voir le château réduit par lui en fumée.

Désireux de conduire à bonne fin une si glorieuse entreprise, le paladin s’empresse d’essayer si le marbre est trop pesant pour son bras. Mais Atlante qui voit ses mains prêtes à détruire tous ses artifices, et qui est inquiet de ce qui peut arriver, vient l’assaillir par de nouveaux enchantements.

Grâce à ses larves diaboliques, il le fait paraître tout différent de ce qu’il est. Pour les uns c’est un géant, pour les autres un paysan, pour d’autres un chevalier à figure déloyale. Chacun voit le paladin sous la forme où le magicien lui est apparu dans le bois; de sorte que, pour ravoir ce que le magicien leur a enlevé, tous se précipitent sur Astolphe.

Roger, Gradasse, Iroldo, Bradamante, Brandimart, Prasilde, et les autres guerriers, dans leur nouvelle erreur, s’avancent furieux et pleins de rage, pour mettre le duc en pièces. Mais celui-ci, en un pareil moment, a recours à son cor et fait courber soudain tous ces esprits altiers. S’il n’avait pas recouru au son terrifiant, le paladin était tué sans rémission.

Mais aussitôt qu’il a embouché le cor, et que l’horrible son s’est fait entendre, les chevaliers prennent la fuite comme les colombes au coup de fusil. Le nécromant fuit non moins que les autres. Pâle, affolé, rempli de terreur, il sort de sa retraite, et fuit au loin jusqu’à ce que l’horrible son ne parvienne plus à son oreille.

Les gardes fuient avec leurs prisonniers; les chevaux, qu’une simple corde ne peut retenir, s’échappent de leurs écuries et suivent leurs maîtres par divers sentiers. Il ne reste dans le château ni chat ni rat, au son du cor qui semble dire: Sus! sus! Rabican s’en serait allé avec les autres, si le duc n’était parvenu à le saisir à sa sortie.

Astolphe, après avoir chassé le magicien, soulève la lourde pierre du seuil. Il trouve gravées en dessous, des figures et d’autres signes que je ne prends pas la peine de vous décrire. Dans son désir de détruire l’enchantement, il brise tout ce qu’il voit sous ses yeux, ainsi que le livre lui a dit de faire, et soudain le palais s’évanouit en fumée et en vapeurs.

Il trouve le cheval de Roger, lié par une chaîne d’or. Je parle du cheval ailé que le nécromant avait donné à Roger pour le conduire chez Alcine, et à qui, plus tard, Logistilla avait imposé le frein. C’est sur ce cheval que Roger était retourné en France et avait, pour revenir de l’Inde en Angleterre, parcouru tout le côté droit du globe terrestre.

Je ne sais si vous vous souvenez qu’il l’avait laissé attaché par la bride le jour où la fille de Galafron, qu’il tenait nue en son pouvoir, lui avait fait le cruel affront de disparaître à ses yeux. Le destrier volant, au grand étonnement de ceux qui le virent, s’en était retourné vers son maître, et était resté auprès de lui jusqu’au jour où la force de l’enchantement fut rompue.

Rien ne pourrait être plus agréable à Astolphe que cette rencontre. L’hippogriffe venait fort à propos pour satisfaire le désir qu’il avait de parcourir le monde en peu de jours, et de visiter les terres et les mers. Il savait bien qu’il était capable de le porter, car il l’avait vu jadis à l’œuvre.

Il l’avait vu dans l’Inde, le jour où la sage Mélisse l’avait arraché lui-même des mains de la scélérate Alcine qui avait changé en myrte des bois son visage d’homme. Il avait vu comment Logistilla l’avait soumis à la bride, et comment elle avait instruit Roger à le conduire partout.

Ayant résolu de s’emparer de l’hippogriffe, il lui met sur le dos la selle de Rabican, qu’il avait près de lui. Les brides des chevaux qui s’étaient enfuis étaient restées attachées dans l’écurie; parmi elles, il choisit et trouve, après plusieurs essais, un mors qui va à l’hippogriffe, et maintenant la pensée d’abandonner Rabican le fait seule retarder de prendre son vol.

Il avait bien raison de tenir à Rabican, car il n’y en avait pas un meilleur pour courir une lance. Il était revenu sur son dos de l’extrémité de l’Inde jusqu’en France. Il réfléchit longtemps; puis il se décida à le donner en garde à quelque ami, plutôt que de l’abandonner sur la route à la merci du premier qui viendrait à passer.

Il regardait de tous côtés, s’il ne verrait point venir à travers le bois un chasseur ou un paysan, à qui il pût confier Rabican pour le conduire dans quelque ville. Il attendit en vain tout ce jour, jusqu’au lever du jour suivant. Le lendemain matin, comme l’air était encore obscurci par la brume, il lui sembla voir un chevalier sortir du bois.

Mais il faut, avant de vous dire le reste, que j’aille retrouver Roger et Bradamante. Aussitôt que le cor s’est tu, et que le beau couple est à une certaine distance du château, Roger regarde autour de lui et reconnaît aussitôt celle dont Atlante lui a jusqu’alors caché la présence. Jusqu’à ce moment Atlante avait si bien fait, qu’ils n’avaient pu se reconnaître ni l’un ni l’autre.

Roger regarde Bradamante, et Bradamante regarde Roger. Tous deux s’étonnent hautement qu’une illusion ait pu tromper pendant tant de jours leur âme et leurs yeux. Roger serre dans ses bras sa belle dame qui devient plus vermeille que la rose; puis il cueille sur sa bouche les premières fleurs de ses heureuses amours.

Les deux fortunés amants redoublent mille fois leurs embrassements; ils se tiennent étroitement serrés, et leur bonheur est si grand, que leur poitrine peut à peine contenir une telle joie. Ils regrettent seulement que les enchantements les aient empêchés de se reconnaître pendant qu’ils erraient sous le même toit et leur aient fait perdre tant d’heureux jours.

Bradamante est disposée à donner à Roger toutes les faveurs qu’une vierge sage peut accorder à son amant, sans que l’honneur en soit atteint. Elle dit à Roger que s’il ne veut pas la voir rester toujours insensible et rebelle à ses derniers désirs, il doit la faire demander pour épouse à son père Aymon; mais il faut auparavant qu’il reçoive le baptême.

Non seulement Roger est prêt, pour l’amour d’elle, à vivre dans la foi chrétienne, comme autrefois son père, son aïeul et toute sa noble race, mais il donnerait sur-le-champ, pour lui faire plaisir, les jours qui lui restent à vivre: «Ce n’est pas seulement dans l’eau – lui dit-il – mais dans le feu que je plongerais au besoin ma tête, pour posséder ton amour.»

Donc, pour recevoir le baptême et pour épouser ensuite sa dame, Roger se met en chemin. Bradamante le conduit à Vallombreuse. C’est ainsi que se nommait une riche et belle abbaye, non moins renommée par sa piété que par la courtoisie avec laquelle était reçu quiconque y venait. Au sortir de la forêt, ils rencontrent une dame dont le visage annonce un profond chagrin.

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