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– Vous, Casimir, avez-vous déjà voyagé? demandai-je.

Il ne répondit pas; baissa le front… À nos pieds le vallon s’emplissait d’ombre; déjà le soleil touchait la colline qui fermait le paysage devant nous. Un bosquet de châtaigniers et de chênes y couronnait un tertre crayeux criblé des trous d’une garenne; le site un peu romantique tranchait la mollesse uniforme de la contrée.

– Regardez les lapins, s’écria tout à coup Casimir; puis, au bout d’un instant, il ajouta, indiquant du doigt le bosquet:

– Un jour, avec Monsieur l’abbé, j’ai monté là.

En rentrant nous passâmes auprès d’une mare couverte de conferves. Je promis à Casimir de lui apprêter une ligne et de lui montrer comment on pêchait les grenouilles.

Cette première soirée, qui ne se prolongea guère au delà de neuf heures, ne différa point de celles qui suivirent, ni, je pense, de celles qui l’avaient précédée, car, pour moi, mes hôtes eurent le bon goût de ne se point mettre en dépense. Sitôt après dîner, nous rentrions dans le salon où, pendant le repas, Gratien avait allumé le feu. Une grande lampe, posée à l’extrémité d’une table de marqueterie, éclairait à la fois la partie de jacquet que le baron engageait avec l’abbé à l’autre extrémité de la table, et le guéridon où ces dames menaient une sorte de bésigue oriental et mouvementé.

– Monsieur Lacase qui est habitué aux distractions de Paris, va sans doute trouver notre amusement un peu terne… avait d’abord dit Madame de Saint-Auréol. – Cependant, Monsieur Floche, au coin du feu, somnolait dans une bergère; Casimir, les coudes sur la table, la tête entre les mains, lèvre tombante et salivant, progressait dans un «Tour du Monde». – Par contenance et politesse j’avais fait mine de prendre vif intérêt au bésigue de ces dames; on le pouvait mener, comme le whist, avec un mort, mais on le jouait de préférence à quatre, de sorte que Madame de Saint-Auréol, avec empressement, m’avait accepté pour partenaire dès que je m’étais proposé. Les premiers soirs, mes impairs firent la ruine de notre camp et mirent en joie Madame Floche qui, après chaque victoire, se permettait sur mon bras une discrète taloche de sa maigre main mitainée. Il y avait des témérités, des ruses, des délicatesses. Mademoiselle Olympe jouait un jeu serré, concerté. Au début de chaque partie, on pointait, on hasardait la surenchère selon le jeu que l’on avait; cela laissait un peu de marge au bluff; Madame de Saint-Auréol s’aventurait effrontément, les yeux luisants, les pommettes vermeilles et le menton frémissant; quand elle avait vraiment beau jeu, elle me lançait un grand coup de pied sous la table; Mademoiselle Olympe essayait de lui tenir tête, mais elle était désarçonnée par la voix aiguë de la vieille qui tout à coup, au lieu d’un nouveau chiffre, criait:

– Verdure, vous mentez!

À la fin de la première partie, Madame Floche tirait sa montre, et, comme si précisément, c’était l’heure:

– Casimir! Allons, Casimir; il est temps.

L’enfant semblait sortir péniblement de léthargie, se levait, tendait aux Messieurs sa main molle, à ces dames son front, puis sortait en traînant un pied.

Tandis que Madame de Saint-Auréol nous invitait à la revanche, le premier jacquet finissait; parfois alors Monsieur Floche prenait la place de son beau-frère; ni Monsieur Floche, ni l’abbé n’annonçaient les coups; on n’entendait de leur côté que le roulement des dés dans le cornet et sur la table; Monsieur de Saint-Auréol dans la bergère monologuait ou chantonnait à demi-voix, et parfois, tout à coup, flanquait un énorme coup de pincette au travers du feu, si impertinemment qu’il en éclaboussait au loin la braise; Mademoiselle Olympe accourait précipitamment et exécutait sur le tapis ce que Madame de Saint-Auréol appelait élégamment la danse des étincelles… Le plus souvent Monsieur Floche laissait le baron aux prises avec l’abbé et ne quittait pas son fauteuil; de ma place je pouvais le voir, non point dormant comme il disait, mais hochant la tête dans l’ombre; et le premier soir, un sursaut de flamme ayant éclairé brusquement son visage, je pus distinguer qu’il pleurait.

À neuf heures et quart, le bésigue terminé, Madame Floche éteignait la lampe, tandis que Mademoiselle Verdure allumait deux flambeaux qu’elle posait des deux côtés du jacquet.

– L’abbé, ne le faites pas veiller trop tard, recommandait Madame de Saint-Auréol, en donnant un coup d’éventail sur l’épaule de son mari.

J’avais cru décent, dès le premier soir, d’obéir au signal de ces dames, laissant aux prises les jacqueteurs et à sa méditation Monsieur Floche qui ne montait que le dernier. Dans le vestibule, chacun se saisissait d’un bougeoir; ces dames me souhaitaient le bonsoir qu’elles accompagnaient des mêmes révérences que le matin. Je rentrais dans ma chambre; j’entendais bientôt monter ces Messieurs. Bientôt tout se taisait. Mais de la lumière filtrait encore longtemps sous certaines portes. Mais plus d’une heure après si, pressé par quelque besoin, l’on sortait dans le corridor, l’on risquait d’y rencontrer Madame Floche ou Mademoiselle Verdure, en toilette de nuit, vaquant à de derniers rangements. Plus tard encore, et quand on eût cru tout éteint, au carreau d’un petit cachibis qui prenait jour mais non accès sur le couloir, on pouvait voir, à son ombre chinoise, Madame de Saint-Auréol ravauder.

IV

Ma seconde journée à la Quartfourche fut très sensiblement pareille à la première; d’heure en heure; mais la curiosité que d’abord j’avais pu avoir quant aux occupations de mes hôtes était complètement retombée. Une petite pluie fine emplissait le ciel depuis le matin. La promenade devenant impossible, la conversation de ces dames se faisant de plus en plus insignifiante, j’occupai donc au travail à peu près toutes les heures du jour. À peine pus-je échanger quelques propos avec l’abbé; c’était après le déjeuner; il m’invita à venir fumer une cigarette à quelques pas du salon, dans une sorte de hangar vitré que l’on appelait un peu pompeusement: l’orangerie, où l’on avait rentré pour la mauvaise saison les quelques bancs et chaises du jardin.

– Mais, cher Monsieur, dit-il, lorsqu’un peu nerveusement j’abordai la question de l’éducation de l’enfant, – je n’aurais pas demandé mieux que d’éclairer Casimir de toutes mes faibles lumières; ce n’est pas sans regrets que j’ai dû y renoncer. Est-ce que, claudicant comme il est, vous m’approuveriez si j’allais me mettre en tête de le faire danser sur la corde roide? J’ai vite dû rétrécir mes visées. S’il s’occupe avec moi d’Averrhoès, c’est parce que je me suis chargé d’un travail sur la philosophie d’Aristote et que, plutôt que d’ânonner avec l’enfant sur je ne sais quels rudiments, j’ai pris quelque plaisir de cœur à l’entraîner dans mon travail. Autant ce sujet-là qu’un autre; l’important c’est d’occuper Casimir trois ou quatre heures par jour; aurais-je pu me défendre d’un peu d’aigreur s’il avait dû me faire perdre le même temps? et sans profit pour lui, je vous le certifie… Suffit sur ce sujet, n’est-ce pas. – Là-dessus jetant la cigarette qu’il avait laissé éteindre, il se leva pour rentrer dans le salon.

Le mauvais temps m’empêchait de sortir avec Casimir; nous dûmes remettre au lendemain la partie de pêche projetée; mais, devant la déception de l’enfant, je m’ingéniai à lui procurer quelque autre plaisir; ayant mis la main sur un échiquier, je lui appris le jeu des poules et du renard, qui le passionna jusqu’au souper.

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