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– Qu’est-ce donc qui vous avait donné si grand désir de me connaître?

Elle ne faisait plus mine de partir. J’avais traîné jusqu’en face d’elle, près d’elle, un épais fagot où je m’étais assis; plus bas qu’elle, je levais les yeux pour la voir; elle s’occupait enfantinement à pelotonner des rubans de crêpe et je ne saisissais plus son regard. Je lui parlais de sa miniature et m’inquiétait de ce qu’avait pu devenir ce portrait dont j’étais amoureux; mais elle ne le savait point.

– Sans doute le retrouvera-t-on en levant les scellés… Et il sera mis en vente avec le reste, ajouta-t-elle avec un rire dont la sécheresse me fit mal. – Pour quelques sous vous pourrez l’acquérir, si le cœur vous en dit toujours.

Je protestai de mon chagrin de la voir ne prendre pas au sérieux un sentiment dont l’expression seule était brusque, mais qui depuis longtemps m’occupait; mais à présent elle demeurait impassible et semblait résolue à ne plus écouter rien de moi. Le temps pressait. N’avais-je pas sur moi de quoi violenter son silence? L’ardente lettre frémissait sous mes doigts. J’avais préparé je ne sais quelle histoire d’anciennes relations de ma famille avec celle de Gonfreville, pensant l’amener incidemment à parler; mais à ce moment je ne sentis plus que l’absurdité de ce mensonge et commençai de raconter tout simplement par quel mystérieux hasard cette lettre – et je la lui tendis – était tombée entre mes mains.

– Ah! je vous en conjure, Madame! ne déchirez pas ce papier! Rendez-le moi…

Elle était devenue mortellement pâle et garda quelques instants sans la lire la lettre ouverte sur ses genoux; le regard vague, les paupières battantes, elle murmurait:

– Oublié de la reprendre! Comment avais-je pu l’oublier?

– Sans doute aurez-vous cru qu’elle lui était parvenue, qu’il était venu la chercher…

Elle ne m’écoutait toujours pas. Je fis un mouvement pour me ressaisir de la lettre; mais elle se méprit à mon geste:

– Laissez-moi, cria-t-elle en repoussant brutalement ma main. Elle se souleva, voulut fuir. À genoux devant elle, je la retins.

– N’ayez pas peur de moi, Madame; vous voyez bien que je ne vous veux aucun mal; et comme elle se rasseyait, ou plutôt retombait sans force, je la suppliai de ne pas m’en vouloir si le hasard avait choisi pour elle un confident involontaire, mais de me continuer une confiance que je jurai de ne point trahir; ah! que ne me parlait-elle à présent comme à un ami véritable et comme si je ne savais rien d’elle qu’elle-même ne m’eût appris?

Les larmes que je répandais en parlant firent peut-être plus pour la convaincre que mes paroles.

– Hélas! repris-je, je sais quelle mort misérable enlevait, ce même soir, votre amant… Mais comment avez-vous appris votre deuil? Cette nuit que vous l’attendiez, prête à fuir avec lui, que pensiez-vous? que fîtes-vous en ne le voyant pas apparaître?

– Puisque vous savez tout, dit-elle d’une voix désolée, vous savez bien que je n’avais plus à l’attendre, après que j’avais averti Gratien.

J’eus de l’affreuse vérité une intuition si subite que ces mots m’échappèrent comme un cri:

– Quoi! c’est vous qui l’avez fait tuer?

Alors laissant tomber à terre la lettre et le panier dont les menus objets se répandirent, elle courba son front dans ses mains et commença de sangloter éperdument. Je me penchai vers elle et tentai de prendre une de ses mains dans les miennes.

– Non! vous êtes ingrat et brutal.

Mon imprudente exclamation coupait court à sa confidence; elle se raidissait à présent contre moi; cependant je restais assis devant elle, bien résolu à ne la quitter point qu’elle ne se fût expliquée davantage. Ses sanglots enfin s’apaisèrent; je lui persuadai doucement qu’elle avait déjà trop parlé pour pouvoir impunément se taire, mais qu’une confession sincère ne saurait la diminuer à mes yeux et qu’aucun aveu ne me serait plus pénible que son silence. Les coudes sur les genoux, ses mains croisées cachant son front, voici ce qu’elle me raconta.

La nuit qui précéda celle qu’elle avait fixée pour sa fuite, dans l’amoureuse exaltation de la veillée, elle avait écrit cette lettre; le lendemain, elle l’avait portée au pavillon, glissée en cet endroit secret que Blaise de Gonfreville connaissait et où elle savait que bientôt il viendrait la prendre. Mais sitôt de retour au château, lorsqu’elle s’était retrouvée dans cette chambre qu’elle voulait quitter pour jamais, une angoisse indicible l’avait saisie, la peur de cette liberté inconnue qu’elle avait si sauvagement désirée, la peur de cet amant qu’elle appelait encore, de soi-même et de ce qu’elle craignait d’oser. Oui la résolution était prise, oui le scrupule refoulé, la honte bue, mais à présent que rien ne la retenait plus, devant la porte ouverte pour sa fuite, le cœur brusquement lui manquait. L’idée de cette fuite lui devenait odieuse, intolérable; elle courait dire à Gratien que le baron de Gonfreville avait projeté de l’enlever aux siens cette nuit même, qu’on le trouverait rôdant avant le soir auprès du pavillon de la grille, dont il fallait déjà l’empêcher d’approcher.

Je m’étonnai qu’elle ne fût point allée simplement rechercher elle-même cette lettre et la remplacer par une autre où d’une si folle entreprise elle eût découragé son amant. Mais aux questions que je lui posais elle se dérobait sans cesse, répétant en pleurant qu’elle savait bien que je ne la pouvais comprendre et qu’elle-même ne se pouvait mieux expliquer, mais qu’elle ne se sentait alors non plus capable de rebuter son amant que le suivre; que la peur l’avait à ce point paralysée, qu’il devenait au-dessus de ses forces de retourner au pavillon; que d’ailleurs, à cette heure du jour, ses parents redoutés la surveillaient, et que c’est pour cela qu’elle avait dû recourir à Gratien.

– Pouvais-je supposer qu’il prendrait au sérieux des paroles échappées à mon délire? Je pensais qu’il l’écarterait seulement… J’eus un sursaut en entendant, une heure après, un coup de fusil du côté de la grille; mais ma pensée se détourna d’une supposition horrible et que je me refusais d’envisager; au contraire, depuis que j’avais averti Gratien, l’esprit et le cœur dégagés, je me sentais presque joyeuse… Mais quand la nuit vint, mais quand approcha l’heure qui eût dû être celle de ma fuite, ah! malgré moi je commençai d’attendre, je recommençai d’espérer; du moins une sorte de confiance, et que je savais mensongère, se mêlait à mon désespoir; je ne pouvais réaliser que la lâcheté, la défaillance d’un moment eussent ruiné d’un coup mon long rêve; je n’en étais pas réveillée; oui, comme en rêve, je suis descendue dans le jardin, épiant chaque bruit, chaque ombre; j’attendais; j’attendais encore…

Elle commença de sangloter:

– Non, je n’attendais plus, reprit-elle; je cherchais à me tromper moi-même, et par pitié pour moi j’imitais celle qui attend. Je m’étais assise devant la pelouse, sur la plus basse marche du perron; le cœur sec à ne pouvoir verser une larme; et je ne pensais plus à rien, ne savais plus qui j’étais, ni où j’étais, ni ce que j’étais venu faire. La lune qui tout à l’heure éclairait le gazon disparut; alors un frisson me saisit; j’aurais voulu qu’il m’engourdît jusqu’à la mort. Le lendemain je tombai gravement malade et le médecin qu’on appela révéla ma grossesse à ma mère.

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