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Quand j’entrai, poussant la porte mal close, quelques chauves-souris tournoyèrent, puis s’élancèrent au dehors par la fenêtre dévitrée. J’avais cru l’averse passagère, mais, tandis que je patientais, le ciel acheva de s’assombrir. Me voici bloqué pour longtemps! Il était dix heures et demie; on ne déjeunait qu’à midi. J’attendrai jusqu’au premier coup de cloche, que l’on entend d’ici certainement, pensai-je. J’avais sur moi de quoi écrire et, comme ma correspondance était en retard, je prétendis me prouver à moi-même qu’il n’est pas moins aisé d’occuper bien une heure qu’une journée. Mais ma pensée incessamment me ramenait à mon inquiétude amoureuse: ah! si je savais que quelque jour elle dût reparaître en ce lieu, j’incendierais ces murs de déclarations passionnées… Et lentement m’imbibait un ennui douloureux, lourd de larmes. Je restais effondré dans un coin de la pièce, n’ayant trouvé siège où m’asseoir, et comme un enfant perdu je pleurais.

Certes le mot Ennui est bien faible pour exprimer ces détresses intolérables à quoi je fus sujet de tout temps; elles s’emparent de nous tout à coup; la qualité de l’heure les déclare; l’instant auparavant tout vous riait et l’on riait à toute chose; tout à coup une vapeur fuligineuse s’essore du fond de l’âme et s’interpose entre le désir et la vie; elle forme un écran livide, nous sépare du reste du monde dont la chaleur, l’amour, la couleur, l’harmonie ne nous parviennent plus que réfractés en une transposition abstraite: on constate, on n’est plus ému; et l’effort désespéré pour crever l’écran isolateur de l’âme nous mènerait à tous les crimes, au meurtre ou au suicide, à la folie…

Ainsi rêvais-je en écoutant ruisseler la pluie. Je gardais à la main le canif que j’avais ouvert pour tailler mon crayon, mais la feuille de mon carnet restait vide; à présent, de la pointe de ce canif, sur le panneau voisin je tâchais de sculpter son nom; sans conviction, mais parce que je savais que les amants transis ont accoutumé d’ainsi faire; à tout instant le bois pourri cédait; un trou venait en place de la lettre; bientôt, sans plus d’application, par désœuvrement, imbécile besoin de détruire, je commençai de taillader au hasard. Le lambris que j’abîmais se trouvait immédiatement sous la fenêtre; le cadre en était disjoint à la partie supérieure, de sorte que le panneau tout entier pouvait glisser de bas en haut dans les rainures latérales; c’est ce que je remarquai lorsque l’effort de mon couteau inopinément le souleva.

Quelques instants après j’achevais d’émietter le lambris. Avec le débris de bois, une enveloppe tomba sur le plancher; tachée, moisie, elle avait pris le ton de la muraille, au point que tout d’abord elle n’étonna point mon regard; non, je ne m’étonnai pas de la voir; il ne me paraissait pas surprenant qu’elle fût là et telle était mon apathie que je ne cherchai pas aussitôt à l’ouvrir. Laide, grise, souillée, on eût dit un plâtras, vous dis-je. C’est par désœuvrement que je la pris; c’est machinalement que je la déchirai. J’en sortis deux feuillets couverts d’une grande écriture désordonnée, pâlie, presque effacée par endroits. Que venait faire là cette lettre? Je regardai la signature et j’eus un éblouissement: le nom d’Isabelle était au bas de ces feuillets!

Elle occupait à ce point mon esprit… j’eus un instant l’illusion qu’elle m’écrivait à moi-même:

Mon amour, voici ma dernière lettre… disait-elle. Vite ces quelques mots encore, car je sais que ce soir je ne pourrai plus rien te dire; mes lèvres, près de toi, ne sauront plus trouver que des baisers. Vite, pendant que je puis parler encore; écoute:

Onze heures c’est trop tôt; mieux vaut minuit. Tu sais que je meurs d’impatience et que l’attente m’exténue, mais pour que je m’éveille à toi il faut que toute la maison dorme. Oui, minuit; pas avant. Viens à ma rencontre jusqu’à la porte de la cuisine, (en suivant le mur du potager qui est dans l’ombre et ensuite il y a des buissons) attends-moi là et non pas devant la grille, non que j’aie peur de traverser seule le jardin, mais parce que le sac où j’emporte un peu de vêtements sera très lourd et que je n’aurai pas la force de le porter longtemps.

En effet il vaut mieux que la voiture reste en bas de la ruelle où nous la retrouverons facilement. À cause des chiens de la ferme qui pourraient aboyer et donner l’éveil, c’est plus prudent.

Mais non, mon ami, il n’y avait pas moyen, tu le sais, de nous voir davantage et de convenir de tout ceci de vive voix. Tu sais qu’ici je vis captive et que les vieux ne me laissent pas plus sortir qu’ils ne te permettent à toi de rentrer. Ah! de quel cachot je m’échappe… Oui j’aurai soin de prendre des souliers de rechange que je mettrai sitôt que nous serons dans la voiture, car l’herbe du bas du jardin est trempée.

Comment peux-tu me demander encore si je suis résolue et prête? Mais mon amour, voici des mois que je me prépare et que je me tiens prête! des années que je vis dans l’attente de cet instant! – Et si je ne vais rien regretter? – Tu n’as donc pas compris que j’ai pris tous ceux qui s’attachent à moi en horreur, tous ceux qui m’attachent ici. Est-ce vraiment la douce et la craintive Isa qui parle? Mon ami, mon amant, qu’avez-vous fait de moi, mon amour?…

J’étouffe ici; je songe à tout l’ailleurs qui s’entrouvre… J’ai soif…

J’allais oublier de te dire qu’il n’y a pas eu moyen d’enlever les saphirs de l’écrin, parce que ma tante n’a plus laissé ses clefs dans sa chambre; aucune de celles que j’ai essayées n’a pu aller au tiroir… Ne me gronde pas; j’ai le bracelet de maman, la chaîne émaillée et deux bagues – qui n’ont sans doute pas grande valeur puisqu’elle ne les met pas; mais je crois que la chaîne est très belle. Pour de l’argent… je ferai mon possible; mais tu feras tout de même bien de t’en procurer.

À toi de toutes mes prières. À bientôt, ton Isa.

Ce 22 octobre, anniversaire de ma vingt-deuxième année et veille de mon évasion.

Je songe avec terreur, si j’avais à cuisiner en roman cette histoire, aux quatre ou cinq pages de développements qu’il siérait ici de gonfler: réflexions après lecture de cette lettre, interrogations, perplexités… En vérité, comme après un très violent choc, j’étais tombé dans un état semi-léthargique. Quand enfin parvint à mon oreille, à travers la confuse rumeur de mon sang, un son de cloche, qui redoubla: c’est le second appel du déjeuner, pensai-je; comment n’ai-je pas entendu le premier? Je tirai ma montre: midi! Aussitôt bondissant au dehors, l’ardente lettre pressée contre mon cœur, je m’élançai tête nue sous l’averse.

Les Floche déjà s’inquiétaient de moi et, quand j’arrivai tout soufflant:

– Mais vous êtes trempé! complètement trempé, cher Monsieur! – Puis ils protestèrent que personne ne se mettrait à table que je n’eusse changé de vêtements: et dès que je fus redescendu ils questionnèrent avec sollicitude; je dus raconter que, retenu dans le pavillon, j’attendais en vain un répit de l’averse; alors ils s’excusèrent du mauvais temps, de l’affreux état des allées, de ce que l’on avait sans doute sonné le second coup plus tôt, le premier coup moins fort qu’à l’ordinaire… Mademoiselle Verdure avait été chercher un châle dont on me supplia de couvrir mes épaules, parce que j’étais encore en sueur et que je risquais de prendre mal. L’abbé cependant m’observait sans mot dire, les lèvres serrées jusqu’à la grimace; et j’étais si nerveux que, sous l’investigation de son regard, je me sentais rougir et me troubler comme un enfant fautif. Il importe pourtant de l’amadouer, pensais-je, car désormais je n’apprendrai rien que par lui seul; lui seul peut m’éclairer le détour de cette ténébreuse histoire où m’achemine déjà moins de curiosité que d’amour.

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