Le cardinal François de Joyeuse était promptement devenu riche, riche de son propre patrimoine d'abord, puis ensuite de ses différents bénéfices. En ce temps-là, l'Église possédait, et même possédait beaucoup, et quand ses trésors étaient épuisés, elle connaissait les sources, aujourd'hui taries, où les renouveler.
François de Joyeuse menait donc grand train. Laissant à son frère l'orgueil de la maison militaire, il encombrait ses antichambres de curés, d'évêques, d'archevêques; il avait sa spécialité. Une fois cardinal, comme il était prince de l'Église, et par conséquent supérieur à son frère, il avait pris des pages à la mode italienne et des gardes à la mode française. Mais ces gardes et ces pages n'étaient encore pour lui qu'un plus grand moyen de liberté. Souvent il rangeait gardes et pages autour d'une grande litière, par les rideaux de laquelle passait la main gantée de son secrétaire, tandis que lui, à cheval, l'épée au dos, courait la ville déguisé avec une perruque, une fraise énorme, et des bottes de cavalier dont le bruit réjouissait l'âme.
Le cardinal jouissait donc d'une fort grande considération, car, à de certaines élévations, les fortunes humaines sont absorbantes, et forcent, comme si elles étaient composées rien que d'atomes crochus, toutes les autres fortunes à s'allier à elles comme des satellites, et par cette raison, le nom glorieux de son père, l'illustration récente et inouïe de son frère Anne, jetaient sur lui tout leur éclat. En outre, comme il avait suivi scrupuleusement ce précepte, de cacher sa vie et de répandre son esprit, il n'était connu que par ses beaux côtés, et, dans sa famille même, passait pour un fort grand homme, bonheur que n'ont pas eu bien des empereurs chargés de gloire et couronnés par toute une nation.
Ce fut vers ce prélat que le comte du Bouchage alla se réfugier après son explication avec son frère, après son entretien avec le roi de France. Seulement, comme nous l'avons dit, il laissa s'écouler quelques jours pour obéir à l'injonction de son aîné et de son roi.
François habitait une belle maison dans la Cité. La cour immense de cette maison ne désemplissait pas de cavaliers et de litières; mais le prélat, dont le jardin confinait à la berge de la rivière, laissait ses cours et ses antichambres s'emplir de courtisans; et, comme il avait une porte de sortie sur la berge, et un bateau qui le transportait sans bruit aussi loin et aussi doucement qu'il lui plaisait, près de cette porte, il arrivait souvent que l'on attendait inutilement le prélat, auquel une indisposition grave ou une pénitence austère servait de prétexte pour ne pas recevoir. C'était encore de l'Italie au sein de la bonne ville du roi de France, c'était Venise entre les deux bras de la Seine.
François était fier, mais nullement vain; il aimait ses amis comme des frères et ses frères presque autant que ses amis. Plus âgé de cinq ans que du Bouchage, il ne lui épargnait ni les bons ni les mauvais conseils, ni la bourse ni le sourire.
Mais comme il portait merveilleusement bien l'habit de cardinal, du Bouchage le trouvait beau, noble, presque effrayant, en sorte qu'il le respectait plus peut-être qu'il ne respectait leur aîné à tous deux. Henri, sous sa belle cuirasse et ses chamarrures de militaire fleuri, confiait en tremblant ses amours à Anne, il n'eût pas même osé se confesser à François.
Cependant, lorsqu'il se dirigea vers l'hôtel du cardinal, sa résolution était prise, il abordait franchement le confesseur d'abord, l'ami ensuite.
Il entra dans la cour d'où sortaient à l'instant même plusieurs gentilshommes fatigués d'avoir sollicité, sans l'avoir obtenue, la faveur d'une audience.
Il traversa les antichambres, les salles, puis les appartements. On lui avait dit, à lui comme aux autres, que son frère était en conférence; mais il ne serait venu à aucun domestique l'idée de fermer une porte devant du Bouchage.
Du Bouchage traversa donc tous les appartements et parvint jusqu'au jardin, véritable jardin de prélat romain, avec de l'ombre, de la fraîcheur et des parfums, comme on en trouve aujourd'hui à la villa Pamphile ou au palais Borghèse.
Henri s'arrêta sous un massif: en ce moment la grille du bord de l'eau roula sur ses gonds, et un homme entra caché dans un large manteau brun et suivi d'une sorte de page. Cet homme aperçut Henri, qui était trop absorbé dans son rêve pour penser à lui, et se glissa entre les arbres, évitant d'être vu ni par du Bouchage ni par aucun autre.
Henri ne prit pas garde à cette entrée mystérieuse; ce ne fut qu'en se retournant qu'il vit l'homme entrer dans les appartements.
Après dix minutes d'attente, il allait y entrer à son tour et questionner un valet de pied pour savoir à quelle heure précisément son frère serait visible, quand un domestique, qui paraissait le chercher, l'aperçut, vint à lui et le pria de vouloir bien passer dans la salle des livres, où le cardinal l'attendait.
Henri se rendit lentement à cette invitation, car il devinait une nouvelle lutte: il trouva son frère le cardinal qu'un valet de chambre accommodait dans un habit de prélat, un peu mondain peut-être, mais élégant et surtout commode.
– Bonjour, comte, dit le cardinal; quelles nouvelles, mon frère?
– Excellentes nouvelles quant à notre famille, dit Henri; Anne, vous le savez, s'est couvert de gloire dans cette retraite d'Anvers, et il vit.
– Et, Dieu merci! vous aussi vous êtes sain et sauf, Henri?
– Oui, mon frère.
– Vous voyez, dit le cardinal, que Dieu a ses desseins sur nous.
– Mon frère, je suis tellement reconnaissant à Dieu, que j'ai formé le projet de me consacrer à son service; je viens donc vous parler sérieusement de ce projet, qui me parait mûr, et dont je vous ai déjà dit quelques mots.
– Vous pensez toujours à cela, du Bouchage? fit le cardinal en laissant échapper une légère exclamation, qui indiquait que Joyeuse allait avoir un combat à livrer.
– Toujours, mon frère.
– Mais c'est impossible, Henri, reprit le cardinal; ne vous l'a-t-on pas déjà dit?
– Je n'ai pas écouté ce que l'on m'a dit, mon frère, parce qu'une voix plus forte, qui parle en moi, m'empêche d'entendre toute parole qui me détournerait de Dieu.
– Vous n'êtes pas assez ignorant des choses du monde, mon frère, dit le cardinal du ton le plus sérieux, pour croire que cette voix soit véritablement celle du Seigneur; au contraire, et je l'affirmerais, c'est un sentiment tout mondain qui vous parle. Dieu n'a rien à voir dans cette affaire, n'abusez donc pas de son saint nom, et surtout ne confondez pas la voix du ciel avec celle de la terre.
– Je ne confonds pas, mon frère, je veux dire seulement que quelque chose d'irrésistible m'entraîne vers la retraite et la solitude.
– À la bonne heure, Henri, et nous rentrons dans les termes vrais. Eh bien! mon cher, voici ce qu'il faut faire; je m'en vais, prenant acte de vos paroles, vous rendre le plus heureux des hommes.