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Et s'approchant de la cloison, il retira avec effort son épée de la muraille, et, soutenant le corps de Borromée, il empêcha que ce corps ne tombât lourdement à terre.

Mais cette dernière précaution était inutile, la mort était accourue rapide et glacée, elle avait déjà paralysé les membres du vaincu; ses jambes fléchirent, il glissa dans les bras de Chicot et roula lourdement sur le plancher.

Cette secousse fit jaillir de la blessure un flot de sang noir, avec lequel s'enfuit le reste de la vie qui animait encore Borromée.

Alors Chicot alla ouvrir la porte de communication, et appela Bonhomet.

Il n'appela pas deux fois, le cabaretier avait écouté à la porte, et avait successivement entendu le bruit des tables, des escabeaux, du frottement des épées et de la chute d'un corps pesant; or, il avait, surtout après la confidence qui lui avait été faite, trop d'expérience, ce digne monsieur Bonhomet, du caractère des gens d'épée en général, et de celui de Chicot en particulier, pour ne pas deviner de point en point ce qui s'était passé.

La seule chose qu'il ignorât, c'était celui des deux adversaires qui avait succombé.

Il faut le dire à la louange de maître Bonhomet, sa figure prit une expression de joie véritable, lorsqu'il entendit la voix de Chicot, et qu'il vit que c'était le Gascon qui, sain et sauf, ouvrait la porte.

Chicot, à qui rien n'échappait, remarqua cette expression, et lui en sut intérieurement gré.

Bonhomet entra en tremblant dans la petite salle.

– Ah! bon Jésus! s'écria-t-il, en voyant le corps du capitaine baigné dans son sang.

– Eh! mon Dieu, oui, mon pauvre Bonhomet, dit Chicot, voilà ce que c'est que de nous; ce cher capitaine est bien malade, comme tu vois.

– Oh! mon bon monsieur Chicot, mon bon monsieur Chicot! s'écria Bonhomet prêt à se pâmer.

– Eh bien! quoi? demanda Chicot.

– Que c'est mal à vous d'avoir choisi mon logis pour cette exécution; un si beau capitaine!

– Aimerais-tu mieux voir Chicot à terre et Borromée debout?

– Non, oh! non! s'écria l'hôte du plus profond de son cœur.

– Eh bien! c'est ce qui devait arriver cependant sans un miracle de la Providence.

– Vraiment?

– Foi de Chicot; regarde un peu dans mon dos, mon dos me fait bien mal, cher ami.

Et il se baissa devant le cabaretier pour que ses deux épaules arrivassent à la hauteur de son œil.

Entre les deux épaules le pourpoint était troué, et une tache de sang ronde et large comme un écu d'argent rougissait les franges du trou.

– Du sang! s'écria Bonhomet, du sang! ah! vous êtes blessé!

– Attends, attends.

Et Chicot défit son pourpoint, puis sa chemise.

– Regarde maintenant, dit-il.

– Ah! vous aviez une cuirasse! ah! quel bonheur, cher monsieur Chicot; et vous dites que le scélérat a voulu vous assassiner?

– Dame! il me semble que ce n'est pas moi qui ai été m'amuser à me donner un coup de poignard entre les deux épaules. Maintenant que vois-tu?

– Une maille rompue.

– Il y allait bon jeu bon argent, ce cher capitaine; et du sang?

– Oui, beaucoup de sang sous les mailles.

– Enlevons la cuirasse alors, dit Chicot.

Chicot enleva la cuirasse et mit à nu un torse qui semblait ne se composer que d'os, de muscles collés sur les os, et de peau collée sur les muscles.

– Ah! monsieur Chicot, s'écria Bonhomet, vous en avez large comme une assiette.

– Oui, c'est cela, le sang est extravasé; il y a ecchymose, comme disent les médecins; donne-moi du linge blanc, verse en partie égale dans un verre de bonne huile d'olive et de la lie de vin, et lave-moi cette tache, mon ami, lave.

– Mais ce corps, cher monsieur Chicot, ce corps, que vais-je en faire?

– Cela ne te regarde pas.

– Non. Donne-moi encre, plume et papier.

– À l'instant même, cher monsieur Chicot.

Bonhomet s'élança hors du réduit.

Pendant ce temps, Chicot, qui n'avait probablement pas de temps à perdre, chauffait à la lampe la pointe d'un petit couteau, et coupait au milieu de la cire le scel de la lettre.

Après quoi, rien ne retenant plus la dépêche, Chicot la tira de son enveloppe et la lut avec de vives marques de satisfaction.

Comme il venait d'achever cette lecture, maître Bonhomet rentra avec l'huile, le vin, le papier et la plume.

Chicot arrangea la plume, l'encre et le papier devant lui, s'assit à la table, et tendit le dos à Bonhomet avec un flegme stoïque.

Bonhomet comprit la pantomime et commença les frictions.

Cependant, comme si, au lieu d'irriter une douloureuse blessure, on l'eût voluptueusement chatouillée, Chicot, pendant ce temps, copiait la lettre du duc de Guise à sa sœur, et faisait ses commentaires à chaque mot.

Cette lettre était ainsi conçue:

«Chère sœur, l'expédition d'Anvers a réussi pour tout le monde, mais a manqué pour nous; on vous dira que le duc d'Anjou est mort; n'en croyez rien, il vit.

Il vit, entendez-vous, là est toute la question.

Il y a toute une dynastie dans ces mots; ces deux mots séparent la maison de Lorraine du trône de France mieux que ne le ferait le plus profond abîme.

Cependant ne vous inquiétez pas trop de cela. J'ai découvert que deux personnes que je croyais trépassées, existent encore, et il y a une grande chance de mort pour le prince dans la vie de ces deux personnes.

Pensez donc à Paris seulement; dans six semaines il sera temps que la Ligue agisse; que nos ligueurs sachent donc que le moment approche et se tiennent prêts.

L'armée est sur pied; nous comptons douze mille hommes sûrs et bien équipés; j'entrerai avec elle en France, sous prétexte de combattre les huguenots allemands qui vont porter secours à Henri de Navarre; je battrai les huguenots, et, entré en France en ami, j'agirai en maître.»

– Eh! eh! fit Chicot.

– Je vous fais mal, cher monsieur? dit Bonhomet, suspendant les frictions.

– Oui, mon brave.

– Je vais frotter plus doucement, soyez tranquille.

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