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– Voyons, du Bouchage, que veux-tu? que désires-tu?

– Puisque Votre Majesté me fait l'honneur de me parler si affectueusement, j'oserai mettre à profit sa bienveillance; je suis las de la vie, sire; et cependant j'ai répugnance à abréger ma vie, car Dieu le défend; tous les subterfuges qu'un homme d'honneur emploie en pareil cas sont des péchés mortels; se faire tuer à l'armée, se laisser mourir de faim, oublier de nager quand on traverse un fleuve, ce sont des travestissements de suicide au milieu desquels Dieu voit parfaitement clair, car, vous le savez, sire, nos pensées les plus secrètes sont à jour devant Dieu; je renonce donc à mourir avant le terme que Dieu a fixé à ma vie, mais le monde me fatigue et je sortirai du monde.

– Mon ami! fit le roi.

Chicot leva la tête et regarda avec intérêt ce jeune homme si beau, si brave, si riche, et qui cependant parlait d'une voix si désespérée.

– Sire, continua le comte avec l'accent de la résolution, tout ce qui m'arrive depuis quelque temps fortifie en moi ce désir; je veux me jeter dans les bras de Dieu, souverain consolateur des affligés, comme il est en même temps souverain maître des heureux de la terre; daignez donc, sire, me faciliter les moyens d'entrer en religion, car, ainsi que dit le prophète, mon cœur est triste comme la mort.

Chicot, le railleur personnage, interrompit un instant la gymnastique incessante de ses bras et de sa physionomie, pour écouter cette douleur majestueuse qui parlait si noblement, si sincèrement, par la voix la plus douce et la plus persuasive que Dieu ait jamais donnée à la jeunesse et à la beauté.

Son œil brillant s'éteignit en reflétant le regard désolé du frère de Joyeuse, tout son corps s'étendit et s'affaissa par la sympathie de ce découragement qui semblait avoir, non pas détendu, mais tranché chaque fibre du corps de du Bouchage.

Le roi, lui aussi, avait senti son cœur se fondre à l'audition de cette douloureuse requête.

– Ah! je comprends, ami, dit-il, tu veux entrer en religion, mais tu te sens homme encore, et tu crains les épreuves.

– Je ne crains pas pour les austérités, sire, mais pour le temps qu'elles laissent à l'indécision; non, non, ce n'est point pour adoucir les épreuves qui me seront imposées, car j'espère ne rien retirer à mon corps des souffrances physiques, à mon esprit des privations morales; c'est pour enlever à l'un ou à l'autre tout prétexte de revenir au passé; c'est pour faire, en un mot, jaillir de la terre, cette grille qui doit me séparer à jamais du monde, et qui, d'après les règles ecclésiastiques, d'ordinaire pousse lentement comme une haie d'épines.

– Pauvre garçon, dit le roi qui avait suivi le discours de du Bouchage en scandant pour ainsi dire chacune de ses paroles, pauvre garçon! je crois qu'il fera un bon prédicateur, n'est-ce pas, Chicot?

Chicot ne répondit rien. Du Bouchage continua:

– Vous comprenez, sire, que c'est dans ma famille même que s'établira la lutte; que c'est dans mes proches que je trouverai la plus rude opposition; mon frère le cardinal, si bon en même temps qu'il est si mondain, cherchera mille raisons de me faire changer d'avis, et s'il ne réussit point à me persuader, comme j'en suis sûr, il s'attaquera aux impossibilités matérielles, et m'alléguera Rome, qui met des délais entre chaque degré des ordres. Là, Votre Majesté est toute-puissante, là je reconnaîtrai la force du bras que Votre Majesté veut bien étendre sur ma tête. Vous m'avez demandé ce que je désirais, sire, vous m'avez promis de satisfaire à mon désir; mon désir, vous le voyez, est tout en Dieu; obtenez de Rome que je sois dispensé du noviciat.

Le roi, de rêveur qu'il était, se releva souriant, et prenant la main du comte:

– Je ferai ce que tu me demandes, mon fils, lui dit-il; tu veux être à Dieu, tu as raison, c'est un meilleur maître que moi.

– Beau compliment que tu lui fais là! murmura Chicot entre sa moustache et ses dents.

– Eh bien! soit, continua le roi, tu seras ordonné selon tes désirs, cher comte, je te le promets.

– Et Votre Majesté me comble de joie! s'écria le jeune homme en baisant la main de Henri avec autant de joie que s'il eût été fait duc, pair ou maréchal de France. Ainsi, c'est chose dite.

– Parole de roi, foi de gentilhomme, dit Henri.

La figure de du Bouchage s'éclaira; quelque chose comme un sourire d'extase passa sur ses lèvres; il salua respectueusement le roi, et disparut.

– Voilà un heureux, un bien heureux jeune homme! s'écria Henri.

– Bon! s'écria Chicot, tu n'as rien à lui envier, ce me semble, il n'est pas plus lamentable que toi, sire.

– Mais comprends donc, Chicot, il va être moine, il va se donner au ciel.

– Eh! qui diable t'empêche d'en faire autant? Il demande des dispenses à son frère le cardinal; mais j'en connais un cardinal, moi, qui te donnera toutes les dispenses nécessaires; il est encore mieux que toi avec Rome, celui-là; tu ne le connais pas? c'est le cardinal de Guise.

– Chicot!

– Et si la tonsure t'inquiète, car, enfin, c'est une opération délicate que celle de la tonsure, les plus jolies mains du monde, les plus jolis ciseaux de la rue de la Coutellerie, des ciseaux d'or, ma foi, te donneront ce précieux symbole, qui portera au chiffre trois le nombre des couronnes que tu auras portées et qui justifiera la devise: Manet ultima cœlo.

– De jolies mains, dis-tu?

– Eh bien! voyons, est-ce que tu vas dire, par hasard, du mal des mains de madame la duchesse de Montpensier après en avoir dit de ses épaules? Quel roi tu fais, et quelle sévérité tu montres à l'endroit de tes sujettes!

Le roi fronça le sourcil et passa sur ses tempes une main tout aussi blanche que celles dont on lui parlait, mais plus tremblante assurément.

– Voyons, voyons, dit Chicot, laissons tout cela, car je vois, du reste, que la conversation t'ennuie, et revenons aux choses qui m'intéressent personnellement.

Le roi fit un geste moitié indifférent, moitié approbatif.

Chicot regarda autour de lui, faisant marcher son fauteuil sur les deux pieds de derrière.

– Voyons, dit-il à demi-voix, réponds, mon fils: ces messieurs de Joyeuse sont partis comme cela pour les Flandres.

– D'abord, que veut dire ton comme cela?

– Il veut dire que ce sont des gens si âpres, l'un au plaisir, l'autre à la tristesse, qu'il me paraît surprenant qu'ils aient quitté Paris sans faire un peu de vacarme, l'un pour s'amuser, l'autre pour s'étourdir.

– Eh bien?

– Eh bien! comme tu es de leurs meilleurs amis, tu dois savoir comment ils s'en sont allés.

– Sans doute, que je le sais.

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