Aurilly, qui ne le perdait pas des yeux, put le voir avec ses regards perdus dans le vague, comme sont ceux d'un homme qui appelle à lui ses souvenirs les plus anciens et les plus fugitifs.
Après dix minutes de rêverie et d'immobilité, le duc remonta vers la fenêtre, plongea de nouveau ses regards à travers les vitres, mais ne parvint sans doute pas à la découverte qu'il désirait, car la même ombre resta sur son front, et la même incertitude dans son regard.
Il en était là de ses recherches, lorsque Aurilly s'approcha vivement du pied de l'échelle.
– Vite, vite, monseigneur, descendez, dit Aurilly, j'entends des pas au bout de la rue voisine.
Mais au lieu de se rendre à cet avis, le duc descendit lentement, sans rien perdre de son attention à interroger ses souvenirs.
– Il était temps! dit Aurilly.
– De quel côté vient le bruit? demanda le duc.
– De ce côté, dit Aurilly, et il étendit la main dans la direction d'une espèce de ruelle sombre.
Le prince écouta.
– Je n'entends plus rien, dit-il.
– La personne se sera arrêtée; c'est quelque espion qui nous guette.
– Enlève l'échelle, dit le prince.
Aurilly obéit; le prince, pendant ce temps, s'assit sur le banc de pierre qui bordait de chaque côté la porte de la maison.
Le bruit ne s'était point renouvelé, et personne ne paraissait à l'extrémité de la ruelle.
Aurilly revint.
– Eh bien! monseigneur, demanda-t-il, est-elle belle?
– Fort belle, répondit le prince d'un air sombre.
– Qui vous fait si triste alors, monseigneur? Vous aurait-elle vu?
– Elle dort.
– De quoi vous préoccupez-vous en ce cas?
Le prince ne répondit pas.
– Brune?… blonde?… interrogea Aurilly.
– C'est bizarre, Aurilly, murmura le prince, j'ai vu cette femme-là quelque part.
– Vous l'avez reconnue alors.
– Non, car je ne puis mettre aucun nom sur son visage; seulement sa vue m'a frappé d'un coup violent au cœur.
Aurilly regarda le prince tout étonné, puis, avec un sourire dont il ne se donna pas la peine de dissimuler l'ironie:
– Voyez-vous cela! dit-il.
– Eh! monsieur, ne riez pas, je vous prie, répliqua sèchement François; ne voyez-vous pas que je souffre?
– Oh! monseigneur, est-il possible? s'écria Aurilly.
– Oui, en vérité, c'est comme je te le dis, je ne sais ce que j'éprouve; mais, ajouta-t-il d'un air sombre, je crois que j'ai eu tort de regarder.
– Cependant, justement à cause de l'effet que sa vue a produit sur vous, il faut savoir quelle est cette femme, monseigneur.
– Certainement qu'il le faut, dit François.
– Cherchez bien dans vos souvenirs, monseigneur; est-ce à la cour que vous l'avez vue?
– Non, je ne crois pas.
– En France, en Navarre, en Flandre?
– Non.
– C'est une Espagnole peut-être?
– Je ne crois pas.
– Une Anglaise? quelque dame de la reine Élisabeth?
– Non, non, elle doit se rattacher à ma vie d'une façon plus intime; je crois qu'elle m'est apparue dans quelque terrible circonstance.
– Alors vous la reconnaîtrez facilement, car, Dieu merci! la vie de monseigneur n'a pas vu beaucoup de ces circonstances dont Son Altesse parlait tout à l'heure.
– Tu trouves? dit François, avec un funèbre sourire.
Aurilly s'inclina.
– Vois-tu, dit le duc, maintenant je me sens assez maître de moi pour analyser mes sensations: cette femme est belle, mais belle à la façon d'une morte, belle comme une ombre, belle comme les figures qu'on voit dans les rêves; aussi me semble-t-il que c'est dans un rêve que je l'ai vue; et, continua le duc, j'ai fait deux ou trois rêves effrayants dans ma vie, et qui m'ont laissé comme un froid au cœur. Eh bien! oui, j'en suis sûr maintenant, c'est dans un de ces rêves-là que j'ai vu la femme de là-haut.
– Monseigneur, monseigneur, s'écria Aurilly, que Votre Altesse me permette de lui dire que, rarement, je l'ai entendue exprimer si douloureusement sa susceptibilités matière de sommeil; le cœur de Son Altesse est heureusement trempé de manière à lutter avec l'acier le plus dur; et les vivants n'y mordent pas plus que les ombres, j'espère; tenez, moi, monseigneur, si je ne me sentais sous le poids de quelque regard qui nous surveille de cette rue, j'y monterais à mon tour, à l'échelle, et j'aurais raison, je vous le promets, du rêve, de l'ombre et du frisson de Votre Altesse.
– Ma foi, tu as raison, Aurilly, va chercher l'échelle; dresse-la et monte; qu'importe le surveillant! n'es-tu pas à moi? Regarde, Aurilly, regarde.
Aurilly avait déjà fait quelques pas pour obéir à son maître, quand soudain un pas précipité retentit sur la place et Henri cria au duc:
– Alarme! monseigneur, alarme!
D'un seul bond Aurilly rejoignit le duc.
– Vous, dit le prince, vous ici, comte! et sous quel prétexte avez-vous quitté votre poste?
– Monseigneur, répondit Henri avec fermeté, si Votre Altesse croit devoir me faire punir, elle le fera. En attendant, mon devoir était de venir ici, et m'y voici venu.
Le duc, avec un sourire significatif, jeta un coup d'œil sur la fenêtre.
– Votre devoir, comte? Expliquez-moi cela, dit-il.
– Monseigneur, des cavaliers ont paru du côté de l'Escaut; on ne sait s'ils sont amis ou ennemis.
– Nombreux? demanda le duc avec inquiétude.
– Très nombreux, monseigneur.
– Eh bien, comte, pas de fausse bravoure, vous avez bien fait de revenir; faites réveiller vos gendarmes. Longeons la rivière qui est moins large, et décampons, c'est le plus prudent parti.
– Sans doute, monseigneur, sans doute; mais il serait urgent, je crois, de prévenir mon frère.
– Deux hommes suffiront.
– Si deux hommes suffisent, monseigneur, dit Henri, j'irai avec un gendarme.
– Non pas, morbleu! dit vivement François, non pas, du Bouchage, vous viendrez avec nous. Peste! ce n'est point en de pareils moments que l'on se sépare d'un défenseur tel que vous.