Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Ce fut l'inconnu qui à son tour fit un mouvement de retraite.

– Tiens! lui cria le jeune homme, voilà ce qu'on fait quand on se bat pour son pays: cœur pur et bras loyal suffisent à défendre une tête sans casque, un front sans visière.

Et arrachant les courroies de son heaume, il le jeta loin de lui, en mettant à découvert sa noble et belle tête, dont les yeux étincelaient de vigueur, d'orgueil et de jeunesse.

Le cavalier aux armes noires, au lieu de répondre avec la voix ou de suivre l'exemple donné, poussa un sourd rugissement et leva l'épée sur cette tête nue.

– Ah! fit Joyeuse en parant le coup, je l'avais bien dit, tu es un traître, et en traître tu mourras.

Et en le pressant, il lui porta l'un sur l'autre deux ou trois coups de pointe, dont l'un pénétra à travers une des ouvertures de la visière de son casque.

– Ah! je te tuerai, disait le jeune homme, et je t'enlèverai ton casque, qui te défend et te cache si bien, et je te pendrai au premier arbre que je trouverai sur mon chemin.

L'inconnu allait riposter, lorsqu'un cavalier, qui venait de faire sa jonction avec lui, se pencha à son oreille et lui dit:

– Monseigneur, plus d'escarmouche; votre présence est utile là-bas.

L'inconnu suivit des yeux la direction indiquée par la main de son interlocuteur, et il vit les Flamands hésiter devant la cavalerie calviniste.

– En effet, dit-il d'une voix sombre, là sont ceux que je cherchais.

En ce moment, un flot de cavaliers tomba sur les marins de Joyeuse, qui, lassés de frapper sans relâche avec leurs armes de géant, firent leur premier pas en arrière.

Le cavalier noir profita de ce mouvement pour disparaître dans la mêlée et dans la nuit.

Un quart d'heure après, les Français pliaient sur toute la ligne et cherchaient à reculer sans fuir.

M. de Saint-Aignan prenait toutes ses mesures pour obtenir de ses hommes une retraite en bon ordre.

Mais une dernière troupe de cinq cents chevaux et de deux mille hommes d'infanterie sortit toute fraîche de la ville, et tomba sur cette armée harassée et déjà marchant à reculons. C'étaient ces vieilles bandes du prince d'Orange, qui tour à tour avaient lutté contre le duc d'Albe, contre don Juan, contre Requesens, et contre Alexandre Farnèse.

Alors il fallut se décider à quitter le champ de bataille et à faire retraite par terre, puisque la flotte sur laquelle on comptait en cas d'événement était détruite.

Malgré le sang-froid des chefs, malgré la bravoure du plus grand nombre, une affreuse déroute commença.

Ce fut en ce moment que l'inconnu, avec toute cette cavalerie qui avait à peine donné, tomba sur les fuyards et rencontra de nouveau à l'arrière-garde Joyeuse avec ses marins, dont il avait laissé les deux tiers sur le champ de bataille.

Le jeune amiral était remonté sur son troisième cheval, les deux autres ayant été tués sous lui. Son épée s'était brisée, et il avait pris des mains d'un marin blessé une de ces pesantes haches d'abordage, qui tournait autour de sa tête avec la même facilité qu'une fronde aux mains d'un frondeur.

De temps en temps il se retournait et faisait face, pareil à ces sangliers qui ne peuvent se décider à fuir, et qui reviennent désespérément sur le chasseur.

De leur côté, les Flamands, qui, selon la recommandation de celui qu'ils avaient appelé monseigneur, avaient combattu sans cuirasse, étaient lestes à la poursuite et ne donnaient pas une seconde de relâche à l'armée angevine.

Quelque chose comme un remords, ou tout au moins comme un doute, saisit au cœur l'inconnu en face de ce grand désastre.

– Assez, messieurs, assez, dit-il en français à ses gens, ils sont chassés ce soir d'Anvers, et dans huit jours seront chassés de Flandre: n'en demandons pas plus au Dieu des armées.

– Ah! c'était un Français, c'était un Français! s'écria Joyeuse, je t'avais deviné, traître. Ah! sois maudit, et puisses-tu mourir de la mort des traîtres!

Cette furieuse imprécation sembla décourager l'homme que n'avaient pu ébranler mille épées levées contre lui: il tourna bride, et, vainqueur, s'enfuit presque aussi rapidement que les vaincus.

Mais cette retraite d'un seul homme ne changea rien à la face des choses: la peur est contagieuse, elle avait gagné l'armée tout entière, et, sous le poids de cette panique insensée, les soldats commencèrent à fuir en désespérés.

Les chevaux s'animaient malgré la fatigue car eux-mêmes semblaient être aussi sous l'influence de la peur; les hommes se dispersaient pour trouver des abris: en quelques heures l'armée n'exista plus à l'état d'armée.

C'était le moment où, selon les ordres de monseigneur, s'ouvraient les digues et se levaient les écluses. Depuis Lier jusqu'à Termonde, depuis Haesdonk jusqu'à Malines, chaque petite rivière, grossie par ses affluents, chaque canal débordé envoyait dans le plat pays son contingent d'eau furieuse.

Ainsi, quand les Français fugitifs commencèrent à s'arrêter, ayant lassé leurs ennemis, quand ils eurent vu les Anversois retourner enfin vers leur ville suivis des soldats du prince d'Orange; quand ceux qui avaient échappé sains et saufs du carnage de la nuit crurent enfin être sauvés, et respirèrent un instant, les uns avec une prière, les autres avec un blasphème, c'était à cette heure même qu'un nouvel ennemi, aveugle, impitoyable, se déchaînait sur eux avec la célérité du vent, avec l'impétuosité de la mer; toutefois, malgré l'imminence du danger qui commençait à les envelopper, les fugitifs ne se doutaient de rien.

Joyeuse avait commandé une halte à ses marins, réduits à huit cents, et les seuls qui eussent conservé une espèce d'ordre dans cette effroyable déroute.

Le comte de Saint-Aignan, haletant, sans voix, ne parlant plus que par la menace de ses gestes, le comte de Saint-Aignan essayait de rallier ses fantassins épars.

Le duc d'Anjou, à la tête des fuyards, monté sur un excellent cheval, et accompagné d'un domestique tenant un autre cheval en main, poussait en avant, sans paraître songer à rien.

– Le misérable n'a pas de cœur, disaient les uns.

– Le vaillant est magnifique de sang-froid, disaient les autres.

Quelques heures de repos, prises de deux heures à six heures du matin, rendirent aux fantassins la force de continuer la retraite.

Seulement, les vivres manquaient.

Quant aux chevaux, ils semblaient plus fatigués encore que les hommes, se traînant à peine, car ils n'avaient pas mangé depuis la veille.

Aussi marchaient-ils à la queue de l'armée.

On espérait gagner Bruxelles qui était au duc et dans laquelle on avait de nombreux partisans; cependant on n'était pas sans inquiétude sur son bon vouloir; un instant aussi l'on avait cru pouvoir compter sur Anvers comme on croyait pouvoir compter sur Bruxelles.

10
{"b":"125141","o":1}