Le comte sourit comme si l’enfant venait de remplir une de ses espérances; quant à Mme de Villefort, elle gourmanda son fils avec une modération qui n’eût, certes, pas été du goût de Jean-Jacques Rousseau si le petit Édouard se fût appelé Émile.
«Vois-tu, dit en arabe le comte à Ali, cette dame prie son fils de te remercier pour la vie que tu leur as sauvée à tous deux, et l’enfant répond que tu es trop laid.»
Ali détourna un instant sa tête intelligente et regarda l’enfant sans expression apparente; mais un simple frémissement de sa narine apprit à Monte-Cristo que l’Arabe venait d’être blessé au cœur.
«Monsieur, demanda Mme de Villefort en se levant pour se retirer, est-ce votre demeure habituelle que cette maison?
– Non, madame, répondit le comte, c’est une espèce de pied-à-terre que j’ai acheté: j’habite avenue des Champs-Élysées, n° 30. Mais je vois que vous êtes tout à fait remise, et que vous désirez vous retirer. Je viens d’ordonner qu’on attelle ces mêmes chevaux à ma voiture, et Ali, ce garçon si laid, dit-il en souriant à l’enfant, va avoir l’honneur de vous reconduire chez vous, tandis que votre cocher restera ici pour faire raccommoder la calèche. Aussitôt cette besogne indispensable terminée, un de mes attelages la reconduira directement chez Mme Danglars.
– Mais, dit Mme de Villefort, avec ces mêmes chevaux je n’oserai jamais m’en aller.
– Oh! vous allez voir, madame, dit Monte-Cristo; sous la main d’Ali, ils vont devenir doux comme des agneaux.»
En effet, Ali s’était approché des chevaux qu’on avait remis sur leurs jambes avec beaucoup de peine. Il tenait à la main une petite éponge imbibée de vinaigre aromatique; il en frotta les naseaux et les tempes des chevaux, couverts de sueur et d’écume, et presque aussitôt ils se mirent à souffler bruyamment et à frissonner de tout leur corps durant quelques secondes.
Puis, au milieu d’une foule nombreuse que les débris de la voiture et le bruit de l’événement avaient attirée devant la maison, Ali fit atteler les chevaux au coupé du comte, rassembla les rênes, monta sur le siège, et, au grand étonnement des assistants qui avaient vu ces chevaux emportés comme par un tourbillon, il fut obligé d’user vigoureusement du fouet pour les faire partir et encore ne put-il obtenir des fameux gris pommelé, maintenant stupides, pétrifiés, morts, qu’un trot si mal assuré et si languissant qu’il fallut près de deux heures à Mme de Villefort pour regagner le faubourg Saint-Honoré, où elle demeurait.
À peine arrivée chez elle, et les premières émotions de famille apaisées, elle écrivit le billet suivant à Mme Danglars:
«Chère Hermine,
«Je viens d’être miraculeusement sauvée avec mon fils par ce même comte de Monte-Cristo dont nous avons tant parlé hier soir, et que j’étais loin de me douter que je verrais aujourd’hui. Hier vous m’avez parlé de lui avec un enthousiasme que je n’ai pu m’empêcher de railler de toute la force de mon pauvre petit esprit, mais aujourd’hui je trouve cet enthousiasme bien au-dessous de l’homme qui l’inspirait. Vos chevaux s’étaient emportés au Ranelagh comme s’ils eussent été pris de frénésie, et nous allions probablement être mis en morceaux, mon pauvre Édouard et moi, contre le premier arbre de la route ou la première borne du village, quand un Arabe, un Nègre, un Nubien, un homme noir enfin, au service du comte, a, sur un signe de lui, je crois, arrêté l’élan des chevaux, au risque d’être brisé lui-même, et c’est vraiment un miracle qu’il ne l’ait pas été. Alors le comte est accouru, nous a emportés chez lui, Édouard et moi, et là a rappelé mon fils à la vie. C’est dans sa propre voiture que j’ai été ramenée à l’hôtel; la vôtre vous sera renvoyée demain. Vous trouverez vos chevaux bien affaiblis depuis cet accident; ils sont comme hébétés; on dirait qu’ils ne peuvent se pardonner à eux-mêmes de s’être laissé dompter par un homme. Le comte m’a chargée de vous dire que deux jours de repos sur la litière et de l’orge pour toute nourriture les remettront dans un état aussi florissant, ce qui veut dire aussi effrayant qu’hier.
«Adieu! Je ne vous remercie pas de ma promenade, et, quand je réfléchis, c’est pourtant de l’ingratitude que de vous garder rancune pour les caprices de votre attelage; car c’est à l’un de ces caprices que je dois d’avoir vu le comte de Monte-Cristo, et l’illustre étranger me paraît, à part les millions dont il dispose, un problème si curieux et si intéressant, que je compte l’étudier à tout prix, dussé-je recommencer une promenade au Bois avec vos propres chevaux.
«Édouard a supporté l’accident avec un courage miraculeux. Il s’est évanoui, mais il n’a pas poussé un cri auparavant et n’a pas versé une larme après. Vous me direz encore que mon amour maternel m’aveugle; mais il y a une âme de fer dans ce pauvre petit corps si frêle et si délicat.
«Notre chère Valentine dit bien des choses à votre chère Eugénie; moi, je vous embrasse de tout cœur.
«HÉLOÏSE DE VILLEFORT.»
«P.-S. Faites-moi donc trouver chez vous d’une façon quelconque avec ce comte de Monte-Cristo, je veux absolument le revoir. Au reste, je viens d’obtenir de M. de Villefort qu’il lui fasse une visite; j’espère bien qu’il la lui rendra.»
Le soir, l’événement d’Auteuil faisait le sujet de toutes les conversations: Albert le racontait à sa mère, Château-Renaud au Jockey-Club, Debray dans le salon du ministre; Beauchamp lui-même fit au comte la galanterie, dans son journal, d’un fait divers de vingt lignes, qui posa le noble étranger en héros auprès de toutes les femmes de l’aristocratie.
Beaucoup de gens allèrent se faire inscrire chez Mme de Villefort afin d’avoir le droit de renouveler leur visite en temps utile et d’entendre alors de sa bouche tous les détails de cette pittoresque aventure.
Quant à M. de Villefort, comme l’avait dit Héloïse il prit un habit noir, des gants blancs, sa plus belle livrée, et monta dans son carrosse qui vint, le même soir, s’arrêter à la porte du numéro 30 de la maison des Champs-Élysées.
XLVIII. Idéologie.
Si le comte de Monte-Cristo eût vécu depuis longtemps dans le monde parisien, il eût apprécié en toute sa valeur la démarche que faisait près de lui M. de Villefort.
Bien en cour, que le roi régnant fût de la branche aînée ou de la branche cadette, que le ministre gouvernant fût doctrinaire, libéral ou conservateur; réputé habile par tous, comme on répute généralement habiles les gens qui n’ont jamais éprouvé d’échecs politiques; haï de beaucoup, mais chaudement protégé par quelques-uns sans cependant être aimé de personne, M. de Villefort avait une des hautes positions de la magistrature, et se tenait à cette hauteur comme un Harlay ou comme un Molé. Son salon, régénéré par une jeune femme et par une fille de son premier mariage à peine âgée de dix-huit ans, n’en était pas moins un de ces salons sévères de Paris où l’on observe le culte des traditions et la religion de l’étiquette. La politesse froide, la fidélité absolue aux principes gouvernementaux, un mépris profond des théories et des théoriciens, la haine profonde des idéologues, tels étaient les éléments de la vie intérieure et publique affichés par M. de Villefort.