– Vous connaissez les environs de Paris, sans doute?
– Non, Excellence, non, répondit l’intendant avec une sorte de tremblement nerveux que Monte-Cristo, connaisseur en fait d’émotions, attribua avec raison à une vive inquiétude.
– C’est fâcheux, dit-il, que vous n’ayez jamais visité les environs de Paris, car je veux aller ce soir même voir ma nouvelle propriété, et en venant avec moi vous m’eussiez donné sans doute d’utiles renseignements.
– À Auteuil? s’écria Bertuccio dont le teint cuivré devint presque livide. Moi, aller à Auteuil!
– Eh bien, qu’y a-t-il d’étonnant que vous veniez à Auteuil, je vous le demande? Quand je demeurerai à Auteuil, il faudra bien que vous y veniez, puisque vous faites partie de la maison.»
Bertuccio baissa la tête devant le regard impérieux du maître, et il demeura immobile et sans réponse.
«Ah çà! mais, que vous arrive-t-il. Vous allez donc me faire sonner une seconde fois pour la voiture?» dit Monte-Cristo du ton que Louis XIV mit à prononcer le fameux: «J’ai failli attendre!»
Bertuccio ne fit qu’un bond du petit salon à l’antichambre, et cria d’une voix rauque:
«Les chevaux de son Excellence!»
Monte-Cristo écrivit deux ou trois lettres; comme il cachetait la dernière, l’intendant reparut.
«La voiture de son Excellence est à la porte, dit-il.
– Eh bien, prenez vos gants et votre chapeau, dit Monte-Cristo.
– Est-ce que je vais avec monsieur le comte? s’écria Bertuccio.
– Sans doute, il faut bien que vous donniez vos ordres, puisque je compte habiter cette maison.»
Il était sans exemple que l’on eût répliqué à une injonction du comte; aussi l’intendant, sans faire aucune objection, suivit-il son maître, qui monta dans la voiture et lui fit signe de le suivre. L’intendant s’assit respectueusement sur la banquette du devant.
XLIII. La maison d’Auteuil.
Monte-Cristo avait remarqué qu’en descendant le perron, Bertuccio s’était signé à la manière des Corses, c’est-à-dire en coupant l’air en croix avec le pouce, et qu’en prenant sa place dans la voiture il avait marmotté tout bas une courte prière. Tout autre qu’un homme curieux eût eu pitié de la singulière répugnance manifestée par le digne intendant pour la promenade méditée extra muros par le comte; mais, à ce qu’il paraît, celui-ci était trop curieux pour dispenser Bertuccio de ce petit voyage.
En vingt minutes on fut à Auteuil. L’émotion de l’intendant avait été toujours croissant. En entrant dans le village, Bertuccio, rencogné dans l’angle de la voiture, commença à examiner avec une émotion fiévreuse chacune des maisons devant lesquelles on passait.
«Vous ferez arrêter rue de la Fontaine, au n° 28», dit le comte en fixant impitoyablement son regard sur l’intendant, auquel il donnait cet ordre.
La sueur monta au visage de Bertuccio; cependant il obéit, et, se penchant en dehors de la voiture, il cria au cocher:
«Rue de la Fontaine, n° 28.»
Ce n° 28 était situé à l’extrémité du village. Pendant le voyage, la nuit était venue, ou plutôt un nuage noir tout chargé d’électricité donnait à ces ténèbres prématurées l’apparence et la solennité d’un épisode dramatique.
La voiture s’arrêta et le valet de pied se précipita à la portière, qu’il ouvrit.
«Eh bien, dit le comte, vous ne descendez pas, monsieur Bertuccio? vous restez donc dans la voiture alors? Mais à quoi diable songez-vous donc ce soir?»
Bertuccio se précipita par la portière et présenta son épaule au comte qui, cette fois, s’appuya dessus et descendit un à un les trois degrés du marchepied.
«Frappez, dit le comte, et annoncez-moi.»
Bertuccio frappa, la porte s’ouvrit et le concierge parut.
«Qu’est-ce que c’est? demanda-t-il.
– C’est votre nouveau maître, brave homme», dit le valet de pied.
Et il tendit au concierge le billet de reconnaissance donné par le notaire.
«La maison est donc vendue? demanda le concierge, et c’est monsieur qui vient l’habiter?
– Oui, mon ami, dit le comte, et je tâcherai que vous n’ayez pas à regretter votre ancien maître.
– Oh! monsieur, dit le concierge, je n’aurai pas à le regretter beaucoup, car nous le voyons bien rarement; il y a plus de cinq ans qu’il n’est venu, et il a, ma foi! bien fait de vendre une maison qui ne lui rapportait absolument rien.
– Et comment se nommait votre ancien maître? demanda Monte-Cristo.
– M. le marquis de Saint-Méran; ah! il n’a pas vendu la maison ce qu’elle lui a coûté, j’en suis sûr.
– Le marquis de Saint-Méran! reprit Monte-Cristo; mais il me semble que ce nom ne m’est pas inconnu, dit le comte; le marquis de Saint-Méran…
Et il parut chercher.
«Un vieux gentilhomme continua le concierge, un fidèle serviteur des Bourbons, il avait une fille unique qu’il avait mariée à M. de Villefort, qui a été procureur du roi à Nîmes et ensuite à Versailles.»
Monte-Cristo jeta un regard qui rencontra Bertuccio plus livide que le mur contre lequel il s’appuyait pour ne pas tomber.
«Et cette fille n’est-elle pas morte? demanda Monte-Cristo; il me semble que j’ai entendu dire cela.
– Oui, monsieur, il y a vingt et un ans, et depuis ce temps-là nous n’avons pas revu trois fois le pauvre cher marquis.
– Merci, merci, dit Monte-Cristo, jugeant à la prostration de l’intendant qu’il ne pouvait tendre davantage cette corde sans risquer de la briser; merci! Donnez-moi de la lumière, brave homme.
– Accompagnerai-je monsieur?
– Non, c’est inutile, Bertuccio m’éclairera.
Et Monte-Cristo accompagna ces paroles du don de deux pièces d’or qui soulevèrent une explosion de bénédictions et de soupirs.
«Ah! monsieur! dit le concierge après avoir cherché inutilement sur le rebord de la cheminée et sur les planches y attenantes, c’est que je n’ai pas de bougies ici.
– Prenez une des lanternes de la voiture, Bertuccio, et montrez-moi les appartements», dit le comte.
L’intendant obéit sans observation, mais il était facile à voir, au tremblement de la main qui tenait la lanterne, ce qu’il lui en coûtait pour obéir.
On parcourut un rez-de-chaussée assez vaste; un premier étage composé d’un salon, d’une salle de bain et de deux chambres à coucher. Par une de ces chambres à coucher, on arrivait à un escalier tournant dont l’extrémité aboutissait au jardin.