«Un jour, il enleva une jeune fille: c’était la fille de l’arpenteur de Frosinone. Les lois des bandits sont positives: une jeune fille est à celui qui l’enlève d’abord, puis les autres la tirent au sort, et la malheureuse sert aux plaisirs de toute la troupe jusqu’à ce que les bandits l’abandonnent ou qu’elle meure.
«Lorsque les parents sont assez riches pour la racheter, on envoie un messager qui traite de la rançon; la tête de la prisonnière répond de la sécurité de l’émissaire. Si la rançon est refusée, la prisonnière est condamnée irrévocablement.
«La jeune fille avait son amant dans la troupe de Cucumetto: il s’appelait Carlini.
«En reconnaissant le jeune homme, elle tendit les bras vers lui et se crut sauvée. Mais le pauvre Carlini, en la reconnaissant, lui, sentit son cœur se briser, car il se doutait bien du sort qui attendait sa maîtresse.
«Cependant, comme il était le favori de Cucumetto, comme il avait partagé ses dangers depuis trois ans, comme il lui avait sauvé la vie en abattant d’un coup de pistolet un carabinier qui avait déjà le sabre levé sur sa tête, il espéra que Cucumetto aurait quelque pitié de lui.
«Il prit donc le chef à part, tandis que la jeune fille, assise contre le tronc d’un grand pin qui s’élevait au milieu d’une clairière de la forêt, s’était fait un voile de la coiffure pittoresque des paysannes romaines et cachait son visage aux regards luxurieux des bandits.
«Là, il lui raconta tout, ses amours avec la prisonnière, leurs serments de fidélité, et comment chaque nuit, depuis qu’ils étaient dans les environs, ils se donnaient rendez-vous dans une ruine.
«Ce soir-là justement, Cucumetto avait envoyé Carlini dans un village voisin, il n’avait pu se trouver au rendez-vous; mais Cucumetto s’y était trouvé par hasard, disait-il, et c’est alors qu’il avait enlevé la jeune fille.
«Carlini supplia son chef de faire une exception en sa faveur et de respecter Rita, lui disant que le père était riche et qu’il payerait une bonne rançon.
«Cucumetto parut se rendre aux prières de son ami, et le chargea de trouver un berger qu’on pût envoyer chez le père de Rita à Frosinone.
«Alors Carlini s’approcha tout joyeux de la jeune fille, lui dit qu’elle était sauvée, et l’invita à écrire à son père une lettre dans laquelle elle racontait ce qui lui était arrivé, et lui annoncerait que sa rançon était fixée à trois cents piastres.
«On donnait pour tout délai au père douze heures, c’est-à-dire jusqu’au lendemain neuf heures du matin.
«La lettre écrite, Carlini s’en empara aussitôt et courut dans la plaine pour chercher un messager.
«Il trouva un jeune pâtre qui parquait son troupeau. Les messagers naturels des bandits sont les bergers, qui vivent entre la ville et la montagne, entre la vie sauvage et la vie civilisée.
«Le jeune berger partit aussitôt, promettant d’être avant une heure à Frosinone.
«Carlini revint tout joyeux pour rejoindre sa maîtresse et lui annoncer cette bonne nouvelle.
«Il trouva la troupe dans la clairière, où elle soupait joyeusement des provisions que les bandits levaient sur les paysans comme un tribut seulement; au milieu de ces gais convives, il chercha vainement Cucumetto et Rita.
«Il demanda où ils étaient, les bandits répondirent par un grand éclat de rire. Une sueur froide coula sur le front de Carlini, et il sentit l’angoisse qui le prenait aux cheveux.
«Il renouvela sa question. Un des convives remplit un verre de vin d’Orvieto et le lui tendit en disant:
«- À la santé du brave Cucumetto et de la belle Rita!
«En ce moment, Carlini crut entendre un cri de femme. Il devina tout. Il prit le verre, le brisa sur la face de celui qui le lui présentait, et s’élança dans la direction du cri.
«Au bout de cent pas, au détour d’un buisson, il trouva Rita évanouie entre les bras de Cucumetto.
«En apercevant Carlini, Cucumetto se releva tenant un pistolet de chaque main.
«Les deux bandits se regardèrent un instant: l’un le sourire de la luxure sur les lèvres, l’autre la pâleur de la mort sur le front.
«On eût cru qu’il allait se passer entre ces deux hommes quelque chose de terrible. Mais peu à peu les traits de Carlini se détendirent, sa main, qu’il avait portée à un des pistolets de sa ceinture, retomba près de lui pendante à son côté.
«Rita était couchée entre eux deux.
«La lune éclairait cette scène.
«- Eh bien, lui dit Cucumetto, as-tu fait la commission dont tu t’étais chargé?
«- Oui, capitaine, répondit Carlini, et demain, avant neuf heures, le père de Rita sera ici avec l’argent.
«- À merveille. En attendant, nous allons passer une joyeuse nuit. Cette jeune fille est charmante, et tu as, en vérité, bon goût, maître Carlini. Aussi comme je ne suis pas égoïste nous allons retourner auprès des camarades et tirer au sort à qui elle appartiendra maintenant.
«- Ainsi vous êtes décidé à l’abandonner à la loi commune? demanda Carlini.
«- Et pourquoi ferait-on exception en sa faveur?
«- J’avais cru qu’à ma prière…
«- Et qu’es-tu plus que les autres?
«- C’est juste.
«- Mais sois tranquille, reprit Cucumetto en riant, un peu plus tôt, un peu plus tard, ton tour viendra.
«Les dents de Carlini se serraient à se briser.
«- Allons, dit Cucumetto en faisant un pas vers les convives, viens-tu?
«- Je vous suis…
«Cucumetto s’éloigna sans perdre de vue Carlini, car sans doute il craignait qu’il ne le frappât par derrière. Mais rien dans le bandit ne dénonçait une intention hostile.
«Il était debout, les bras croisés, près de Rita toujours évanouie.
«Un instant, l’idée de Cucumetto fut que le jeune homme allait la prendre dans ses bras et fuir avec elle. Mais peu lui importait maintenant, il avait eu de Rita ce qu’il voulait; et quant à l’argent, trois cents piastres réparties à la troupe faisaient une si pauvre somme qu’il s’en souciait médiocrement.
«Il continua donc sa route vers la clairière; mais, à son grand étonnement, Carlini y arriva presque aussitôt que lui.
«- Le tirage au sort! le tirage au sort! crièrent tous les bandits en apercevant le chef.
«Et les yeux de tous ces hommes brillèrent d’ivresse et de lascivité, tandis que la flamme du foyer jetait sur toute leur personne une lueur rougeâtre qui les faisait ressembler à des démons.