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En rentrant à l’hôtel, Franz trouva Albert en robe de chambre, en pantalon à pied, voluptueusement étendu sur un fauteuil et fumant son cigare.

«Ah! c’est vous! lui dit-il; ma foi, je ne vous attendais que demain.

– Mon cher Albert, répondit Franz, je suis heureux de trouver l’occasion de vous dire une fois pour toutes que vous avez la plus fausse idée des femmes italiennes; il me semble pourtant que vos mécomptes amoureux auraient dû vous la faire perdre.

– Que voulez-vous! ces diablesses de femmes, c’est à n’y rien comprendre! Elles vous donnent la main, elles vous la serrent; elles vous parlent tout bas, elles se font reconduire chez elles: avec le quart de ces manières de faire, une Parisienne se perdrait de réputation.

– Eh! justement, c’est parce qu’elles n’ont rien à cacher, c’est parce qu’elles vivent au grand soleil, que les femmes y mettent si peu de façons dans le beau pays où résonne le si, comme dit Dante. D’ailleurs, vous avez bien vu que la comtesse a eu véritablement peur.

– Peur de quoi? de cet honnête monsieur qui était en face de nous avec cette jolie Grecque? Mais j’ai voulu en avoir le cœur net quand ils sont sortis, et je les ai croisés dans le corridor. Je ne sais pas où diable vous avez pris toutes vos idées de l’autre monde! C’est un fort beau garçon qui est fort bien mis, et qui a tout l’air de se faire habiller en France chez Blin ou chez Humann; un peu pâle, c’est vrai, mais vous savez que la pâleur est un cachet de distinction.»

Franz sourit, Albert avait de grandes prétentions à être pâle.

«Aussi, lui dit Franz, je suis convaincu que les idées de la comtesse sur cet homme n’ont pas le sens commun. A-t-il parlé près de vous, et avez-vous entendu quelques-unes de ses paroles?

– Il a parlé, mais en romaïque. J’ai reconnu l’idiome à quelques mots grecs défigurés. Il faut vous dire, mon cher, qu’au collège j’étais très fort en grec.

– Ainsi il parlait le romaïque?

– C’est probable.

– Plus de doute, murmura Franz, c’est lui.

– Vous dites?…

– Rien. Que faisiez-vous donc là?

– Je vous ménageais une surprise.

– Laquelle?

– Vous savez qu’il est impossible de se procurer une calèche?

– Pardieu! puisque nous avons fait inutilement tout ce qu’il était humainement possible de faire pour cela.

– Eh bien, j’ai eu une idée merveilleuse.»

Franz regarda Albert en homme qui n’avait pas grande confiance dans son imagination.

«Mon cher, dit Albert, vous m’honorez là d’un regard qui mériterait bien que je vous demandasse réparation.

– Je suis prêt à vous la faire, cher ami, si l’idée est aussi ingénieuse que vous le dites.

– Écoutez.

– J’écoute.

– Il n’y a pas moyen de se procurer de voiture n’est-ce pas?

– Non.

– Ni de chevaux?

– Pas davantage.

– Mais l’on peut se procurer une charrette?

– Peut-être.

– Une paire de bœufs?

– C’est probable.

– Eh bien, mon cher! voilà notre affaire. Je vais faire décorer la charrette, nous nous habillons en moissonneurs napolitains, et nous représentons au naturel le magnifique tableau de Léopold Robert. Si pour plus grande ressemblance, la comtesse veut prendre le costume d’une femme de Pouzzole ou de Sorrente, cela complétera la mascarade, et elle est assez belle pour qu’on la prenne pour l’original de la Femme à l’Enfant.

– Pardieu! s’écria Franz, pour cette fois vous avez raison, monsieur Albert, et voilà une idée véritablement heureuse.

– Et toute nationale, renouvelée des rois fainéants, mon cher, rien que cela! Ah! messieurs les Romains, vous croyez qu’on courra à pied par vos rues comme des lazzaroni, et cela parce que vous manquez de calèches et de chevaux; eh bien! on en inventera.

– Et avez-vous déjà fait part à quelqu’un de cette triomphante imagination?

– À notre hôte. En rentrant, je l’ai fait monter et lui ai exposé mes désirs. Il m’a assuré que rien n’était plus facile; je voulais faire dorer les cornes des bœufs, mais il m’a dit que cela demandait trois jours: il faudra donc nous passer de cette superfluité.

– Et où est-il?

– Qui?

– Notre hôte?

– En quête de la chose. Demain il serait déjà peut-être un peu tard.

– De sorte qu’il va nous rendre réponse ce soir même?

– Je l’attends.»

En ce moment la porte s’ouvrit, et maître Pastrini passa la tête.

«Permesso? dit-il.

– Certainement que c’est permis! s’écria Franz.

– Eh bien, dit Albert, nous avez-vous trouvé la charrette requise et les bœufs demandés?

– J’ai trouvé mieux que cela, répondit-il d’un air parfaitement satisfait de lui-même.

– Ah! mon cher hôte, prenez garde, dit Albert, le mieux est l’ennemi du bien.

– Que Vos Excellences s’en rapportent à moi, dit maître Pastrini d’un ton capable.

– Mais enfin qu’y a-t-il? demanda Franz à son tour.

– Vous savez dit l’aubergiste, que le comte de Monte-Cristo habite sur le même carré que vous?

– Je le crois bien, dit Albert, puisque c’est grâce à lui que nous sommes logés comme deux étudiants de la rue Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

– Eh bien, il sait l’embarras dans lequel vous vous trouvez, et vous fait offrir deux places dans sa voiture et deux places à ses fenêtres du palais Rospoli.»

Albert et Franz se regardèrent.

«Mais, demanda Albert, devons-nous accepter l’offre de cet étranger, d’un homme que nous ne connaissons pas?

– Quel homme est-ce que ce comte de Monte-Cristo? demanda Franz à son hôte.

– Un très grand seigneur sicilien ou maltais, je ne sais pas au juste, mais noble comme un Borghèse et riche comme une mine d’or.

– Il me semble, dit Franz à Albert, que, si cet homme était d’aussi bonnes manières que le dit notre hôte, il aurait dû nous faire parvenir son invitation d’une autre façon, soit en nous écrivant, soit…

En ce moment on frappa à la porte.

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