«Fernand, plus heureux, mais non pas plus tranquille, car je le vis à cette époque, et il craignait sans cesse le retour d’Edmond, Fernand s’occupa aussitôt de dépayser sa femme et de s’exiler lui-même; il y avait à la fois trop de dangers et de souvenirs à rester aux Catalans. Huit jours après la noce, ils partirent.
– Et revîtes-vous Mercédès? demanda le prêtre.
– Oui, au moment de la guerre d’Espagne, à Perpignan où Fernand l’avait laissée; elle faisait alors l’éducation de son fils.»
L’abbé tressaillit.
«De son fils? dit-il.
– Oui, répondit Caderousse, du petit Albert.
– Mais pour instruire ce fils, continua l’abbé, elle avait donc reçu de l’éducation elle-même? Il me semblait avoir entendu dire à Edmond que c’était la fille d’un simple pêcheur, belle, mais inculte.
– Oh! dit Caderousse, connaissait-il donc si mal sa propre fiancée! Mercédès eût pu devenir reine, monsieur, si la couronne se devait poser seulement sur les têtes les plus belles et les plus intelligentes. Sa fortune grandissait déjà, et elle grandissait avec sa fortune. Elle apprenait le dessin, elle apprenait la musique, elle apprenait tout. D’ailleurs, je crois, entre nous, qu’elle ne faisait tout cela que pour se distraire, pour oublier, et qu’elle ne mettait tant de choses dans sa tête que pour combattre ce qu’elle avait dans le cœur. Mais maintenant tout doit être dit, continua Caderousse: la fortune et les honneurs l’ont consolée sans doute. Elle est riche, elle est comtesse, et cependant…»
Caderousse s’arrêta.
«Cependant quoi? demanda l’abbé.
– Cependant, je suis sûr qu’elle n’est pas heureuse, dit Caderousse.
– Et qui vous le fait croire?
– Eh bien, quand je me suis trouvé trop malheureux moi-même, j’ai pensé que mes anciens amis m’aideraient en quelque chose. Je me suis présenté chez Danglars, qui ne m’a pas même reçu. J’ai été chez Fernand, qui m’a fait remettre cent francs par son valet de chambre.
– Alors vous ne les vîtes ni l’un ni l’autre?
– Non; mais Mme de Morcerf m’a vu, elle.
– Comment cela?
– Lorsque je suis sorti, une bourse est tombée à mes pieds, elle contenait vingt-cinq louis: j’ai levé vivement la tête et j’ai vu Mercédès qui refermait la persienne.
– Et M. de Villefort? demanda l’abbé.
– Oh! lui n’avait pas été mon ami; je ne le connaissais pas; lui, je n’avais rien à lui demander.
– Mais ne savez-vous point ce qu’il est devenu, et la part qu’il a prise au malheur d’Edmond?
– Non, je sais seulement que, quelque temps après l’avoir fait arrêter, il a épousé Mlle de Saint-Méran, et bientôt a quitté Marseille. Sans doute que le bonheur lui aura souri comme aux autres, sans doute qu’il est riche comme Danglars, considéré comme Fernand; moi seul, vous le voyez, suis resté pauvre, misérable et oublié de Dieu.
– Vous vous trompez, mon ami, dit l’abbé: Dieu peut paraître oublier parfois, quand sa justice se repose; mais il vient toujours un moment où il se souvient, et en voici la preuve.»
À ces mots, l’abbé tira le diamant de sa poche, et le présentant à Caderousse:
«Tenez, mon ami, lui dit-il, prenez ce diamant, car il est à vous.
– Comment, à moi seul! s’écria Caderousse! Ah! monsieur, ne raillez-vous pas?
– Ce diamant devait être partagé entre ses amis: Edmond n’avait qu’un seul ami, le partage devient donc inutile. Prenez ce diamant et vendez-le; il vaut cinquante mille francs, je vous le répète, de cette somme, je l’espère, suffira pour vous tirer de la misère.
– Oh! monsieur, dit Caderousse en avançant timidement une main et en essuyant de l’autre la sueur qui perlait sur son front; oh! monsieur, ne faites pas une plaisanterie du bonheur ou du désespoir d’un homme!
– Je sais ce que c’est que le bonheur et ce que c’est que le désespoir, et je ne jouerai jamais à plaisir avec les sentiments. Prenez donc, mais en échange…»
Caderousse qui touchait déjà le diamant, retira sa main.
L’abbé sourit.
«En échange, continua-t-il, donnez-moi cette bourse de soie rouge que M. Morrel avait laissée sur la cheminée du vieux Dantès, et qui, me l’avez-vous dit, est encore entre vos mains.»
Caderousse, de plus en plus étonné, alla vers une grande armoire de chêne, l’ouvrit et donna à l’abbé une bourse longue, de soie rouge flétrie, et autour de laquelle glissaient deux anneaux de cuivre dorés autrefois.
L’abbé la prit, et en sa place donna le diamant à Caderousse.
«Oh! vous êtes un homme de Dieu, monsieur! s’écria Caderousse, car en vérité personne ne savait qu’Edmond vous avait donné ce diamant et vous auriez pu le garder.
– Bien, se dit tout bas l’abbé, tu l’eusses fait, à ce qu’il paraît, toi.»
L’abbé se leva, prit son chapeau et ses gants.
«Ah çà, dit-il, tout ce que vous m’avez dit est bien vrai, n’est-ce pas, et je puis y croire en tout point?
– Tenez, monsieur l’abbé; dit Caderousse, voici dans le coin de ce mur un christ de bois bénit; voici sur ce bahut le livre d’évangiles de ma femme: ouvrez ce livre, et je vais vous jurer dessus, la main étendue vers le christ, je vais vous jurer sur le salut de mon âme, sur ma foi de chrétien, que je vous ai dit toutes choses comme elles s’étaient passées, et comme l’ange des hommes le dira à l’oreille de Dieu le jour du jugement dernier!
– C’est bien, dit l’abbé, convaincu par cet accent que Caderousse disait la vérité, c’est bien; que cet argent vous profite! Adieu, je retourne loin des hommes qui se font tant de mal les uns aux autres.»
Et l’abbé, se délivrant à grand peine des enthousiastes élans de Caderousse, leva lui-même la barre de la porte, sortit, remonta à cheval, salua une dernière fois l’aubergiste qui se confondait en adieux bruyants, et partit, suivant la même direction qu’il avait déjà suivie pour venir.
Quand Caderousse se retourna, il vit derrière lui la Carconte plus pâle et plus tremblante que jamais.
«Est-ce bien vrai, ce que j’ai entendu? dit-elle.
– Quoi? qu’il nous donnait le diamant pour nous tout seuls? dit Caderousse, presque fou de joie.
– Oui.
– Rien de plus vrai, car le voilà.»
La femme le regarda un instant; puis, d’une voix sourde:
«Et s’il était faux?» dit-elle.
Caderousse pâlit et chancela.
«Faux, murmura-t-il, faux… et pourquoi cet homme m’aurait-il donné un diamant faux?