– Oui, mais le procureur du roi est absent; en son absence, l’épître est parvenue à son secrétaire, qui avait mission d’ouvrir les lettres; il a donc ouvert celle ci, m’a fait chercher, et, ne me trouvant pas, a donné des ordres pour l’arrestation.
– Ainsi, le coupable est arrêté, dit la marquise.
– C’est-à-dire l’accusé, reprit Renée.
– Oui, madame, dit Villefort, et, comme j’avais l’honneur de le dire tout à l’heure à Mlle Renée, si l’on trouve la lettre en question, le malade est bien malade.
– Et où est ce malheureux? demanda Renée.
– Il est chez moi.
– Allez, mon ami, dit le marquis, ne manquez pas à vos devoirs pour demeurer avec nous, quand le service du roi vous attend ailleurs; allez donc où le service du roi vous attend.
– Oh! monsieur de Villefort, dit Renée en joignant les mains, soyez indulgent, c’est le jour de vos fiançailles!»
Villefort fit le tour de la table, et, s’approchant de la chaise de la jeune fille, sur le dossier de laquelle il s’appuya:
«Pour vous épargner une inquiétude, dit-il, je ferai tout ce que je pourrai, chère Renée; mais, si les indices sont sûrs, si l’accusation est vraie, il faudra bien couper cette mauvaise herbe bonapartiste.»
Renée frissonna à ce mot couper, car cette herbe qu’il s’agissait de couper avait une tête.
«Bah! bah! dit la marquise, n’écoutez pas cette petite fille, Villefort, elle s’y fera.»
Et la marquise tendit à Villefort une main sèche qu’il baisa, tout en regardant Renée et en lui disant des yeux:
«C’est votre main que je baise, ou du moins que je voudrais baiser en ce moment.
– Tristes auspices! murmura Renée.
– En vérité, mademoiselle, dit la marquise, vous êtes d’un enfantillage désespérant: je vous demande un peu ce que le destin de l’État peut avoir à faire avec vos fantaisies de sentiment et vos sensibleries de cœur.
– Oh! ma mère! murmura Renée.
– Grâce pour la mauvaise royaliste, madame la marquise, dit de Villefort, je vous promets de faire mon métier de substitut du procureur du roi en conscience, c’est-à-dire d’être horriblement sévère.»
Mais, en même temps que le magistrat adressait ces paroles à la marquise, le fiancé jetait à la dérobée un regard à sa fiancée, et ce regard disait:
«Soyez tranquille, Renée: en faveur de votre amour, je serai indulgent.»
Renée répondit à ce regard par son plus doux sourire, et Villefort sortit avec le paradis dans le cœur.
VII. L’interrogatoire.
À peine de Villefort fut-il hors de la salle à manger qu’il quitta son masque joyeux pour prendre l’air grave d’un homme appelé à cette suprême fonction de prononcer sur la vie de son semblable. Or, malgré la mobilité de sa physionomie, mobilité que le substitut avait, comme doit faire un habile acteur, plus d’une fois étudiée devant sa glace, ce fut cette fois un travail pour lui que de froncer son sourcil et d’assombrir ses traits. En effet, à part le souvenir de cette ligne politique suivie par son père, et qui pouvait, s’il ne s’en éloignait complètement, faire dévier son avenir, Gérard de Villefort était en ce moment aussi heureux qu’il est donné à un homme de le devenir; déjà riche par lui-même, il occupait à vingt-sept ans une place élevée dans la magistrature, il épousait une jeune et belle personne qu’il aimait, non pas passionnément, mais avec raison, comme un substitut du procureur du roi peut aimer, et outre sa beauté, qui était remarquable, Mlle de Saint-Méran, sa fiancée, appartenait à une des familles les mieux en cour de l’époque; et outre l’influence de son père et de sa mère, qui, n’ayant point d’autre enfant, pouvaient la conserver tout entière à leur gendre, elle apportait encore à son mari une dot de cinquante mille écus, qui, grâce aux espérances, ce mot atroce inventé par les entremetteurs de mariage, pouvait s’augmenter un jour d’un héritage d’un demi-million.
Tous ces éléments réunis composaient donc pour Villefort un total de félicité éblouissant, à ce point qu’il lui semblait voir des taches au soleil, quand il avait longtemps regardé sa vie intérieure avec la vue de l’âme.
À la porte, il trouva le commissaire de police qui l’attendait. La vue de l’homme noir le fit aussitôt retomber des hauteurs du troisième ciel sur la terre matérielle où nous marchons; il composa son visage, comme nous l’avons dit, et s’approchant de l’officier de justice:
«Me voici, monsieur, lui dit-il; j’ai lu la lettre, et vous avez bien fait d’arrêter cet homme; maintenant donnez-moi sur lui et sur la conspiration tous les détails que vous avez recueillis.
– De la conspiration, monsieur, nous ne savons rien encore, tous les papiers saisis sur lui ont été enfermés en une seule liasse, et déposés cachetés sur votre bureau. Quant au prévenu, vous l’avez vu par la lettre même qui le dénonce, c’est un nommé Edmond Dantès, second à bord du trois-mâts le Pharaon, faisant le commerce de coton avec Alexandrie et Smyrne, et appartenant à la maison Morrel et fils, de Marseille.
– Avant de servir dans la marine marchande, avait-il servi dans la marine militaire?
– Oh! non, monsieur; c’est un tout jeune homme.
– Quel âge?
– Dix-neuf ou vingt ans au plus.»
En ce moment, et comme Villefort, en suivant la Grande-Rue, était arrivé au coin de la rue des Conseils, un homme qui semblait l’attendre au passage l’aborda: c’était M. Morrel.
«Ah! monsieur de Villefort! s’écria le brave homme en apercevant le substitut, je suis bien heureux de vous rencontrer. Imaginez-vous qu’on vient de commettre la méprise la plus étrange, la plus inouïe: on vient d’arrêter le second de mon bâtiment, Edmond Dantès.
– Je le sais, monsieur, dit Villefort, et je viens pour l’interroger.
– Oh! monsieur, continua M. Morrel, emporté par son amitié pour le jeune homme, vous ne connaissez pas celui qu’on accuse, et je le connais, moi: imaginez-vous l’homme le plus doux, l’homme le plus probe, et j’oserai presque dire l’homme qui sait le mieux son état de toute la marine marchande. Ô monsieur de Villefort! je vous le recommande bien sincèrement et de tout mon cœur.»
Villefort, comme on a pu le voir, appartenait au parti noble de la ville, et Morrel au parti plébéien; le premier était royaliste ultra, le second était soupçonné de sourd bonapartisme. Villefort regarda dédaigneusement Morrel, et lui répondit avec froideur:
«Vous savez, monsieur, qu’on peut être doux dans la vie privée, probe dans ses relations commerciales, savant dans son état, et n’en être pas moins un grand coupable, politiquement parlant; vous le savez, n’est-ce pas, monsieur?»