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– Que veux-tu? Fernand l’aura ramassé, Fernand l’aura copié ou fait copier, Fernand n’aura peut-être même pas pris cette peine; et, j’y pense… mon Dieu! il aura peut-être envoyé ma propre lettre! Heureusement que j’avais déguisé mon écriture.

– Mais tu savais donc que Dantès conspirait?

– Moi, je ne savais rien au monde. Comme je l’ai dit, j’ai cru faire une plaisanterie, pas autre chose. Il paraît que, comme Arlequin, j’ai dit la vérité en riant.

– C’est égal, reprit Caderousse, je donnerais bien des choses pour que toute cette affaire ne fût pas arrivée, ou du moins pour n’y être mêlé en rien. Tu verras qu’elle nous portera malheur, Danglars!

– Si elle doit porter malheur à quelqu’un, c’est au vrai coupable, et le vrai coupable c’est Fernand et non pas nous. Quel malheur veux-tu qu’il nous arrive à nous? Nous n’avons qu’à nous tenir tranquilles, sans souffler le mot de tout cela, et l’orage passera sans que le tonnerre tombe.

– Amen! dit Caderousse en faisant un signe d’adieu à Danglars et en se dirigeant vers les allées de Meilhan, tout en secouant la tête et en se parlant à lui-même, comme ont l’habitude de faire les gens fort préoccupés.

– Bon! dit Danglars, les choses prennent la tournure que j’avais prévue: me voilà capitaine par intérim, et si cet imbécile de Caderousse peut se taire, capitaine tout de bon. Il n’y a donc que le cas où la justice relâcherait Dantès? Oh! mais, ajouta-t-il avec un sourire, la justice est la justice, et je m’en rapporte à elle.»

Et sur ce, il sauta dans une barque en donnant l’ordre au batelier de le conduire à bord du Pharaon, où l’armateur, on se le rappelle, lui avait donné rendez-vous.

VI. Le substitut du procureur du roi.

Rue du Grand-Cours, en face de la fontaine des Méduses, dans une de ces vieilles maisons à l’architecture aristocratique bâties par Puget, on célébrait aussi le même jour, à la même heure, un repas de fiançailles.

Seulement, au lieu que les acteurs de cette autre scène fussent des gens du peuple, des matelots et des soldats, ils appartenaient à la tête de la société marseillaise. C’étaient d’anciens magistrats qui avaient donné la démission de leur charge sous l’usurpateur; de vieux officiers qui avaient déserté nos rangs pour passer dans ceux de l’armée de Condé; des jeunes gens élevés par leur famille encore mal rassurée sur leur existence, malgré les quatre ou cinq remplaçants qu’elle avait payés, dans la haine de cet homme dont cinq ans d’exil devaient faire un martyr, et quinze ans de Restauration un dieu.

On était à table, et la conversation roulait, brûlante de toutes les passions, les passions de l’époque, passions d’autant plus terribles, vivantes et acharnées dans le Midi que depuis cinq cents ans les haines religieuses venaient en aide aux haines politiques.

L’Empereur, roi de l’île d’Elbe après avoir été souverain d’une partie du monde, régnant sur une population de cinq à six mille âmes, après avoir entendu crier: Vive Napoléon! par cent vingt millions de sujets et en dix langues différentes, était traité là comme un homme perdu à tout jamais pour la France et pour le trône. Les magistrats relevaient les bévues politiques; les militaires parlaient de Moscou et de Leipsick; les femmes, de son divorce avec Joséphine. Il semblait à ce monde royaliste, tout joyeux et tout triomphant non pas de la chute de l’homme, mais de l’anéantissement du principe, que la vie recommençait pour lui, et qu’il sortait d’un rêve pénible.

Un vieillard, décoré de la croix de Saint-Louis, se leva et proposa la santé du roi Louis XVIII à ses convives; c’était le marquis de Saint-Méran.

À ce toast, qui rappelait à la fois l’exilé de Hartwell et le roi pacificateur de la France, la rumeur fut grande, les verres se levèrent à la manière anglaise, les femmes détachèrent leurs bouquets et en jonchèrent la nappe. Ce fut un enthousiasme presque poétique.

«Ils en conviendraient s’ils étaient là, dit la marquise de Saint-Méran, femme à l’œil sec, aux lèvres minces, à la tournure aristocratique et encore élégante, malgré ses cinquante ans, tous ces révolutionnaires qui nous ont chassés et que nous laissons à notre tour bien tranquillement conspirer dans nos vieux châteaux qu’ils ont achetés pour un morceau de pain, sous la Terreur: ils en conviendraient, que le véritable dévouement était de notre côté, puisque nous nous attachions à la monarchie croulante, tandis qu’eux, au contraire, saluaient le soleil levant et faisaient leur fortune, pendant que, nous, nous perdions la nôtre; ils en conviendraient que notre roi, à nous, était bien véritablement Louis le Bien-Aimé, tandis que leur usurpateur, à eux, n’a jamais été que Napoléon le Maudit; n’est-ce pas, de Villefort?

– Vous dites, madame la marquise?… Pardonnez-moi, je n’étais pas à la conversation.

– Eh! laissez ces enfants, marquise, reprit le vieillard qui avait porté le toast; ces enfants vont s’épouser, et tout naturellement ils ont à parler d’autre chose que de politique.

– Je vous demande pardon, ma mère, dit une jeune et belle personne aux blonds cheveux, à l’œil de velours nageant dans un fluide nacré; je vous rends M. de Villefort, que j’avais accaparé pour un instant. Monsieur de Villefort, ma mère vous parle.

– Je me tiens prêt à répondre à madame si elle veut bien renouveler sa question que j’ai mal entendue, dit M. de Villefort.

– On vous pardonne, Renée, dit la marquise avec un sourire de tendresse qu’on était étonné de voir fleurir sur cette sèche figure; mais le cœur de la femme est ainsi fait, que si aride qu’il devienne au souffle des préjugés et aux exigences de l’étiquette, il y a toujours un coin fertile et riant: c’est celui que Dieu a consacré à l’amour maternel. On vous pardonne… Maintenant je disais, Villefort, que les bonapartistes n’avaient ni notre conviction, ni notre enthousiasme, ni notre dévouement.

– Oh! madame, ils ont du moins quelque chose qui remplace tout cela: c’est le fanatisme. Napoléon est le Mahomet de l’Occident; c’est pour tous ces hommes vulgaires, mais aux ambitions suprêmes, non seulement un législateur et un maître, mais encore c’est un type, le type de l’égalité.

– De l’égalité! s’écria la marquise. Napoléon, le type de l’égalité! et que ferez-vous donc de M. de Robespierre? Il me semble que vous lui volez sa place pour la donner au Corse; c’est cependant bien assez d’une usurpation, ce me semble.

– Non, madame, dit Villefort, je laisse chacun sur son piédestal: Robespierre, place Louis XV, sur son échafaud; Napoléon, place Vendôme, sur sa colonne; seulement l’un a fait de l’égalité qui abaisse, et l’autre de l’égalité qui élève; l’un a ramené les rois au niveau de la guillotine, l’autre a élevé le peuple au niveau du trône. Cela ne veut pas dire, ajouta Villefort en riant, que tous deux ne soient pas d’infâmes révolutionnaires, et que le 9 thermidor et le 4 avril 1814 ne soient pas deux jours heureux pour la France, et dignes d’être également fêtés par les amis de l’ordre et de la monarchie; mais cela explique aussi comment, tout tombé qu’il est pour ne se relever jamais, je l’espère, Napoléon a conservé ses séides. Que voulez-vous, marquise? Cromwell, qui n’était que la moitié de tout ce qu’a été Napoléon, avait bien les siens!

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