Et se relevant par un dernier effort dans lequel il rassembla toutes ses facultés.
«Monte-Cristo! dit-il, n’oubliez pas Monte-Cristo!»
Et il retomba sur son lit. La crise fut terrible: des membres tordus, des paupières gonflées, une écume sanglante, un corps sans mouvement, voilà ce qui resta sur ce lit de douleur à la place de l’être intelligent qui s’y était couché un instant auparavant.
Dantès prit la lampe, la posa au chevet du lit sur une pierre qui faisait saillie et d’où sa lueur tremblante éclairait d’un reflet étrange et fantastique ce visage décomposé et ce corps inerte et raidi.
Les yeux fixés, il attendit intrépidement le moment d’administrer le remède sauveur.
Lorsqu’il crut le moment arrivé, il prit le couteau, desserra les dents, qui offrirent moins de résistance que la première fois, compta l’une après l’autre dix gouttes et attendit; la fiole contenait le double encore à peu près de ce qu’il avait versé.
Il attendit dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure, rien ne bougea. Tremblant, les cheveux roidis, le front glacé de sueur, il comptait les secondes par les battements de son cœur.
Alors il pensa qu’il était temps d’essayer la dernière épreuve: il approcha la fiole des lèvres violettes de Faria, et, sans avoir besoin de desserrer les mâchoires restées ouvertes, il versa toute la liqueur qu’elle contenait.
Le remède produisit un effet galvanique, un violent tremblement secoua les membres du vieillard, ses yeux se rouvrirent effrayants à voir, il poussa un soupir qui ressemblait à un cri, puis tout ce corps frissonnant rentra peu à peu dans son immobilité.
Les yeux seuls restèrent ouverts.
Une demi-heure, une heure, une heure et demie s’écoulèrent. Pendant cette heure et demie d’angoisse, Edmond, penché sur son ami, la main appliquée à son cœur, sentit successivement ce corps se refroidir et ce cœur éteindre son battement de plus en plus sourd et profond.
Enfin rien ne survécut; le dernier frémissement du cœur cessa, la face devint livide, les yeux restèrent ouverts, mais le regard se ternit.
Il était six heures du matin, le jour commençait à paraître, et son rayon blafard, envahissant le cachot, faisait pâlir la lumière mourante de la lampe. Des reflets étranges passaient sur le visage du cadavre, lui donnant de temps en temps des apparences de vie. Tant que dura cette lutte du jour et de la nuit, Dantès put douter encore; mais dès que le jour eut vaincu, il comprit qu’il était seul avec un cadavre.
Alors une terreur profonde et invincible s’empara de lui; il n’osa plus presser cette main qui pendait hors du lit, il n’osa plus arrêter ses yeux sur ces yeux fixes et blancs qu’il essaya plusieurs fois mais inutilement de fermer, et qui se rouvraient toujours. Il éteignit la lampe, la cacha soigneusement et s’enfuit, replaçant de son mieux la dalle au-dessus de sa tête.
D’ailleurs, il était temps, le geôlier allait venir.
Cette fois, il commença sa visite par Dantès; en sortant de son cachot, il allait passer dans celui de Faria, auquel il portait à déjeuner et du linge.
Rien d’ailleurs n’indiquait chez cet homme qu’il eût connaissance de l’accident arrivé. Il sortit.
Dantès fut alors pris d’une indicible impatience de savoir ce qui allait se passer dans le cachot de son malheureux ami; il rentra donc dans la galerie souterraine et arriva à temps pour entendre les exclamations du porte-clefs, qui appelait à l’aide.
Bientôt les autres porte-clefs entrèrent; puis on entendit ce pas lourd et régulier habituel aux soldats, même hors de leur service. Derrière les soldats arriva le gouverneur.
Edmond entendit le bruit du lit sur lequel on agitait le cadavre; il entendit la voix du gouverneur, qui ordonnait de lui jeter de l’eau au visage, et qui voyant que, malgré cette immersion, le prisonnier ne revenait pas, envoya chercher le médecin.
Le gouverneur sortit; et quelques paroles de compassion parvinrent aux oreilles de Dantès, mêlées à des rires de moquerie.
«Allons, allons, disait l’un, le fou a été rejoindre ses trésors, bon voyage!
– Il n’aura pas, avec tous ses millions, de quoi payer son linceul, disait l’autre.
– Oh! reprit une troisième voix, les linceuls du château d’If ne coûtent pas cher.
– Peut-être, dit un des premiers interlocuteurs, comme c’est un homme d’Église, on fera quelques frais en sa faveur.
– Alors il aura les honneurs du sac.»
Edmond écoutait, ne perdait pas une parole, mais ne comprenait pas grand-chose à tout cela. Bientôt les voix s’éteignirent, et il lui sembla que les assistants quittaient la chambre. Cependant il n’osa y rentrer: on pouvait avoir laissé quelque porte-clefs pour garder le mort.
Il resta donc muet, immobile et retenant sa respiration.
Au bout d’une heure, à peu près, le silence s’anima d’un faible bruit, qui alla croissant.
C’était le gouverneur qui revenait, suivi du médecin et de plusieurs officiers.
Il se fit un moment de silence: il était évident que le médecin s’approchait du lit et examinait le cadavre.
Bientôt les questions commencèrent.
Le médecin analysa le mal auquel le prisonnier avait succombé et déclara qu’il était mort.
Questions et réponses se faisaient avec une nonchalance qui indignait Dantès; il lui semblait que tout le monde devait ressentir pour le pauvre abbé une partie de l’affection qu’il lui portait.
«Je suis fâché de ce que vous m’annoncez là, dit le gouverneur, répondant à cette certitude manifestée par le médecin que le vieillard était bien réellement mort; c’était un prisonnier doux, inoffensif, réjouissant avec sa folie et surtout facile à surveiller.
– Oh! reprit le porte-clefs, on aurait pu ne pas le surveiller du tout, il serait bien resté cinquante ans ici, j’en réponds, celui-là, sans essayer de faire une seule tentative d’évasion.
– Cependant, reprit le gouverneur, je crois qu’il serait urgent, malgré votre conviction, non pas que je doute de votre science, mais pour ma propre responsabilité, de nous assurer si le prisonnier est bien réellement mort.
Il se fit un instant de silence absolu pendant lequel Dantès, toujours aux écoutes, estima que le médecin examinait et palpait une seconde fois le cadavre.
«Vous pouvez être tranquille, dit alors le médecin, il est mort, c’est moi qui vous en réponds.
– Vous savez, monsieur, reprit le gouverneur en insistant, que nous ne nous contentons pas, dans les cas pareils à celui-ci, d’un simple examen; malgré toutes les apparences, veuillez donc achever la besogne en remplissant les formalités prescrites par la loi.