– Vous entendez, messieurs, ce que prétend mon frère, dit le roi; il prétend qu'il n'a pas autorisé M. de Bussy.
– Tant mieux, dit Schomberg.
– Pourquoi tant mieux?
– Parce qu'alors Votre Majesté nous en laissera peut-être faire ce que nous voulons.
– C'est bien, c'est bien, on verra plus tard, dit Henri. Messieurs, je vous recommande mon frère: ayez pour lui, pendant toute cette nuit, où vous allez avoir l'honneur de lui servir de garde, tous les égards qu'on a pour un prince du sang, c'est-à-dire au premier du royaume, après moi.
– Oh! sire, dit Quélus avec un regard qui fit frissonner le duc, soyez donc tranquille, nous savons tout ce que nous devons à Son Altesse.
– C'est bien; adieu, messieurs, dit Henri.
– Sire! s'écria le duc plus épouvanté de l'absence du roi qu'il ne l'avait été de sa présence, quoi! je suis sérieusement prisonnier! quoi! mes amis ne pourront me visiter! quoi! il me sera défendu de sortir!
Et l'idée du lendemain lui passait par l'esprit, de ce lendemain où sa présence était si nécessaire près de M. de Guise.
– Sire, dit le duc qui voyait le roi prêt à se laisser fléchir, laissez-moi paraître au moins près de Votre Majesté; près de Votre Majesté est ma place; je suis prisonnier là aussi bien qu'ailleurs, et mieux gardé à vue même que dans toutes les places possibles. Sire, accordez-moi donc la faveur de rester près de Votre Majesté.
Le roi, sur le point d'accorder au duc d'Anjou sa demande, à laquelle il ne voyait pas, d'ailleurs, un grand inconvénient, allait répondre oui, quand son attention fut distraite de son frère et attirée vers la porte par un corps très long et très agile, qui, avec les bras, avec la tête, avec le cou, avec tout ce qu'il pouvait remuer, enfin, faisait les gestes les plus négatifs qu'on pût inventer et exécuter sans se disloquer les os.
– C'était Chicot qui faisait non.
– Non, dit Henri à son frère, vous êtes fort bien ici, monsieur; et il me convient que vous y restiez.
– Sire, balbutia le duc.
– Dès que cela est le bon plaisir du roi de France, il me semble que cela doit vous suffire, monsieur, ajouta Henri d'un air de hauteur qui acheva d'accabler le duc.
– Quand je disais que j'étais le véritable roi de France? murmura Chicot…
XXI Comment Chicot fit une visite à Bussy, et de ce qui s'ensuivit.
Le lendemain de ce jour, ou plutôt de cette nuit, Bussy, vers neuf heures du matin, déjeunait tranquillement avec Remy, qui, en sa qualité de médecin, lui ordonnait des confortants; ils causaient des événements de la veille, et Remy cherchait à se rappeler les légendes des fresques de la petite église de Sainte-Marie-l'Égyptienne.
– Dis donc, Remy, lui demanda tout à coup Bussy, ne t'a-t-il pas semblé reconnaître ce gentilhomme qu'on trempait dans une cuve, quand nous sommes passés au coin de la rue Coquillière?
– Sans doute, monsieur le comte: et même à ce point que, depuis ce moment, je cherche à me rappeler son nom.
– Tu ne l'as donc pas reconnu non plus?
– Non. Il était déjà bien bleu.
– J'aurais dû le délivrer, dit Bussy: c'est un devoir entre gens comme il faut de se porter secours contre les manants; mais, en vérité, Remy, j'étais trop occupé de mes affaires.
– Mais, si nous ne l'avons pas reconnu, lui, dit le Haudoin, il nous a, à coup sûr, reconnus, nous qui avions notre couleur naturelle, car il m'a semblé qu'il roulait des yeux effroyables, et qu'il nous montrait le poing en nous envoyant quelque menace.
– Tu es sûr de cela, Remy?
– Je réponds des yeux effroyables; mais je suis moins sûr du poing et des menaces, dit le Haudoin, qui connaissait le caractère irascible de Bussy.
– Alors il faudra savoir quel est ce gentilhomme, Remy: je ne puis pas laisser passer ainsi une pareille injure.
– Attendez donc, attendez donc, s'écria le Haudoin, comme s'il fût sorti de l'eau froide ou entré dans l'eau chaude. Oh! mon Dieu! j'y suis, je le connais.
– Comment cela?
– Je l'ai entendu jurer.
– Je le crois mordieu bien, tout le monde eût juré en pareille situation.
– Oui, mais lui, il a juré en allemand.
– Bah!
– Il a dit: Gott verdamme.
– C'est Schomberg, alors.
– Lui-même, monsieur le comte, lui-même.
– Alors, mon cher Remy, apprête tes onguents.
– Pourquoi cela?
– Parce qu'il y aura avant peu quelque raccommodage à faire à sa peau ou à la mienne.
– Vous ne serez pas si fou que de vous faire tuer, étant en si bonne santé et si heureux, dit Remy en clignant de l'œil; dame! voilà déjà une fois que sainte Marie l'Égyptienne vous ressuscite, elle pourrait bien se lasser de faire un miracle que le Christ lui-même n'a essayé que deux fois.
– Au contraire, Remy, dit le comte, tu ne te doutes pas du bonheur qu'il y a, quand on est heureux, à s'en aller jouer sa vie contre celle d'un autre homme. Je t'assure que jamais je ne me suis battu de bon cœur quand j'avais perdu au jeu de grosses sommes, quand j'avais surpris ma maîtresse en faute ou quand j'avais quelque chose à me reprocher; mais chaque fois, au contraire, que ma bourse est ronde, mon cœur léger et ma conscience nette, je m'en vais hardi et railleur sur le pré; là, je suis sûr de ma main. Je lis jusqu'au fond des yeux de mon adversaire; je l'écrase de ma chance. Je suis dans la position d'un homme qui joue au passe-dix avec la veine, et qui sent le vent de la fortune pousser à lui l'or de son antagoniste. Non, c'est alors que je suis brillant, sûr de moi; c'est alors que je me fends à fond. Je me battrais admirablement bien aujourd'hui, Remy, dit le jeune homme en tendant la main au docteur, car, grâce à toi, je suis bien heureux!
– Un moment, un moment, dit le Haudoin, vous vous priverez cependant, s'il vous plaît, de ce plaisir. Une belle dame de mes amies vous a recommandé à moi, et m'a fait jurer de vous garder sain et sauf, sous prétexte que vous lui deviez déjà la vie, et qu'on n'a pas la liberté de disposer de ce qu'on doit.
– Bon Remy, fit Bussy en se plongeant dans ce vague de la pensée qui permet à l'homme amoureux d'entendre et de voir tout ce qu'on dit et tout ce qu'on fait, comme derrière une gaze, au théâtre, on voit les objets sans leurs angles et sans les crudités de leurs tons: état délicieux qui est presque un rêve, car, tout en suivant de l'âme sa pensée douce et fidèle, on a les sens distraits par la parole ou le geste d'un ami.