– Meilleur, dit-il, meilleur, j'en réponds.
– Bah! vous vous entendez avec notre hôte!
– Un bon buveur, dit Gorenflot, doit au premier coup reconnaître le cru, au second la qualité, au troisième l'année.
– Oh! l'année, dit Chicot, que je voudrais donc savoir l'année de ce vin!
– C'est bien facile, reprit Gorenflot en tendant son verre, versez-m'en deux gouttes seulement, et je vais vous la dire.
Chicot remplit le verre du moine aux trois quarts; le moine vida le verre lentement, mais sans s'y reprendre.
– 1561, dit-il en reposant le verre.
– Noël! cria Claude Bonhomet, 1561, c'est juste cela!
– Frère Gorenflot, dit le Gascon en se découvrant, on en a béatifié à Rome qui ne le méritaient pas autant que vous.
– Un peu d'habitude, mon frère, dit modestement Gorenflot.
– Et de prédisposition, dit Chicot. Peste! l'habitude seule n'y fait rien, témoin moi, qui ai la prétention d'avoir l'habitude. Eh bien, que faites-vous donc?
– Vous le voyez, je me lève.
– Pour quoi faire?
– Pour aller à mon assemblée.
– Sans manger un morceau de ma carpe?
– Ah! c'est vrai, dit Gorenflot; il paraît, mon digne frère, que vous vous connaissez encore moins en nourriture qu'en boisson. Maître Bonhomet, qu'est-ce que c'est que cet animal?
Et le frère Gorenflot montra l'objet de la discussion.
L'aubergiste regarda avec étonnement celui qui lui faisait cette question.
– Oui, reprit Chicot, on vous demande qu'est-ce que cet animal.
– Parbleu! dit l'hôte, c'est une poularde.
– Une poularde! reprit Chicot d'un air consterné.
– Et du Mans même, continua maître Claude.
– Eh bien? fit Gorenflot triomphant.
– Eh bien, dit Chicot, j'ai tort, à ce qu'il parait. Mais, comme je tiens beaucoup à manger cette poularde et à ne point pécher cependant, faites-moi le plaisir, mon frère, au nom de nos sentiments réciproques, de jeter sur elle quelques gouttes d'eau et de la baptiser carpe.
– Ah! ah! fit Gorenflot.
– Oui, je vous prie, dit le Gascon, sans quoi j'aurai mangé peut-être quelque animal en état de péché mortel.
– Soit! dit Gorenflot, qui, par sa nature, excellent compagnon, commençait d'être mis en train par les trois dégustations qu'il avait faites; mais il n'y a plus d'eau.
– Il est dit, je ne sais plus où, reprit Chicot: «Tu te serviras, en cas d'urgence, de ce que tu trouveras sous la main.» L'intention fait tout; baptisez avec du vin, mon frère; baptisez avec du vin; l'animal en sera peut-être un peu moins catholique; mais il n'en sera pas plus mauvais.
Et Chicot remplit bord à bord le verre du moine; la première bouteille y passa.
– Au nom de Bacchus, de Momus et de Comus, trinité du grand saint Pantagruel, dit Gorenflot, je te baptise carpe.
Et, trempant le bout de ses doigts dans le vin, il en laissa tomber deux ou trois gouttes sur l'animal.
– Maintenant, dit le Gascon en choquant son verre contre celui du moine, à la santé de la nouvelle baptisée; puisse-t-elle être cuite à point, et puisse l'art que va déployer maître Claude Bonhomet pour la perfectionner ajouter encore aux qualités qu'elle a reçues de la nature!
– À sa santé! dit Gorenflot en interrompant un rire bruyant pour avaler le verre de vin de Bourgogne que lui avait versé Chicot, à sa santé, morbleu! voilà de fier vin!
– Maître Claude, dit Chicot, mettez-moi incontinent cette carpe à la broche; arrosez-la-moi avec du beurre frais, dans lequel vous allez hacher menu du lard et des échalotes; puis, quand elle commencera à se dorer, glissez-moi deux rôties dans la lèchefrite, et servez chaud.
Gorenflot ne soufflait pas le mot, mais il approuvait de l'œil, et avec un certain petit mouvement de tête qui indiquait une complète adhésion.
– Maintenant, dit Chicot quand il eut vu ses intentions remplies, des sardines, maître Bonhomet, du thon. Nous sommes en carême, comme le disait tout à l'heure le pieux frère Gorenflot, et je veux faire un dîner tout à fait maigre. Puis, attendez donc, deux autres bouteilles de cet excellent vin de la Romanée, de 1561.
Les parfums de cette cuisine, qui rappelait la cuisine méridionale, si chère aux véritables gourmands, commençaient à se répandre et montaient insensiblement au cerveau du moine.
Sa langue devint humide, ses yeux brillèrent; mais il se contint encore, et même il fit un mouvement pour se lever.
– Ainsi donc, dit Chicot, vous me quittez comme cela, au moment du combat?
– Il le faut, mon frère, dit Gorenflot en levant les yeux au ciel pour bien indiquer à Dieu le sacrifice qu'il lui faisait.
– C'est bien imprudent à vous d'aller prononcer un discours à jeun.
– Pourquoi? bégaya le moine.
– Parce que vous manquerez de poumons, mon frère; Galien l'a dit: Pulmo hominis facile déficit. Le poumon de l'homme est faible et manque facilement.
– Hélas! oui, dit Gorenflot, et je l'ai souvent éprouvé moi-même; si j'avais eu des poumons, j'eusse été un foudre d'éloquence.
– Vous voyez, fit Chicot.
– Heureusement, reprit Gorenflot en retombant sur sa chaise, heureusement que j'ai du zèle.
– Oui, mais le zèle ne suffit pas; à votre place, je goûterais de ces sardines et je boirais encore quelques gouttes de ce nectar.
– Une seule sardine, dit Gorenflot, et un seul verre.
Chicot posa une sardine sur l'assiette du frère, et lui passa la seconde bouteille.
Le moine mangea la sardine et but le contenu du verre.
– Eh bien? demanda Chicot, qui, tout en poussant le génovéfain sur l'article de la nourriture et de la boisson, demeurait fort sobre; eh bien?
– En effet, dit Gorenflot, je me sens moins faible.
– Ventre de biche! dit Chicot, quand on a un discours à prononcer, il ne s'agit pas de se sentir moins faible, il s'agit de se sentir tout à fait bien; et, à votre place, continua le Gascon, pour arriver à ce but, je mangerais les deux nageoires de cette carpe; car, si vous ne mangez pas davantage, vous risquez de sentir le vin: Merum sobrio mâle olet.
– Ah! diable! fit Gorenflot, vous avez raison, je n'y songeais pas.