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3 TROIS ODYSEES

ENFIN, 56e a trouvé le lieu idéal pour construire sa cité. C'est une colline ronde. Elle l'escalade. De là-haut, elle aperçoit les cités les plus à l'est: Zoubi-zoubi-kan et Gloubi-diu-kan. Normalement, la jonction avec le reste de la Fédération ne devrait pas poser trop de problèmes. Elle examine le secteur, la terre est un peu dure et présente une couleur grise. La nouvelle reine cherche un endroit où le sol soit plus souple, mais partout ça résiste. Alors qu'elle enfonce franchement la mandibule, dans le but de creuser sa première loge nuptiale, il se produit une étrange secousse. Comme un tremblement de terre, mais bien trop localisé pour en être vraiment un. Elle pique à nouveau le sol. Ça recommence, en pire; la colline se soulève et glisse vers la gauche…

De mémoire de fourmi, on a vu beaucoup de choses extraordinaires, mais une colline vivante, jamais! Celle-ci avance maintenant à bonne vitesse, fendant les hautes herbes, écrasant les broussailles. 56 e n'est pas encore revenue de sa surprise qu'elle voit approcher une seconde colline. Quel est ce sortilège? Sans avoir le temps de redescendre, elle est entraînée dans un rodéo; en fait, une parade amoureuse de collines. Lesquelles, à présent, se tripotent sans vergogne… Pour comble, la colline de 56e est femelle. Et l'autre est en train de lui grimper lentement dessus, Une tête de pierre émerge peu à peu, une épouvantable gargouille qui ouvre la bouche. C'en est trop! La jeune reine renonce à fonder sa cité dans le coin. Roulant au bas du promontoire, elle réalise à quel péril elle a échappé. Les collines ont non seulement des têtes, mais aussi quatre pattes griffues et des petites queues triangulaires. C'est la première fois que 56e voit des tortues.

TEMPS DES COMPLOTEURS: Le système d'organisation le plus répandu parmi les humains est le suivant: une hiérarchie complexe d' «administratifs», hommes et femmes de pouvoir, encadre ou plutôt gère le groupe plus restreint des «créatifs», dont les «commerciaux», sous couleur de distribution, s'approprient ensuite le travail… Administratifs, créatifs, commerciaux. Voilà les trois castes qui correspondent de nos jours aux ouvrières, soldâtes et sexués chez les fourmis. La lutte entre Staline et Trotski, deux chefs russes du début du XXe siècle, illustre à merveille le passage d'un système avantageant les créatifs à un système privilégiant les administratifs. Trotski, lemathématicien, l'inventeur de l'armée Rouge est en effet évincé par Staline, l'homme des complots. Une page est tournée. On progresse mieux, et plus vite, dans les strates de la société si l'on sait séduire, réunir des tueurs, désinformer, que si l'on est capable de produire des concepts ou des objets nouveaux.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

4000e et 103 683e ont repris la piste odorante qui mène à la termitière de l'Est. Elles y croisent des scarabées occupés à pousser des sphères d'humus, des exploratrices fourmis d'une espèce si petite qu'on a peine à les distinguer, d'autres qui sont tellement grandes que les deux soldâtes arrivent à peine à être vues… C'est qu'il existe plus de douze mille espèces de fourmis et chacune a sa morphologie propre. Les plus petites ne font que quelques centaines de microns, les plus grandes peuvent atteindre sept centimètres. Les rousses se classent dans la moyenne. 4000e semble enfin se repérer. Il faut encore traverser cette plaque de mousse verte, escalader ce buisson d'acacia, passer sous les jonquilles, et normalement c'est derrière le tronc de cet arbre mort. Et en effet, une fois traversée la souche, elles voient apparaître, à travers salicornes et argousiers, le fleuve de l'Est et le port de Sateï.

— Allô, allô, Bilsheim, me recevez-vous?

— Cinq sur cinq.

— Tout va bien?

— Pas de problème.

— La longueur de corde déroulée indique que vous avez parcouru 480 mètres.

— Parfait.

— Avez-vous vu quelque chose?

— Rien à signaler. Juste quelques inscriptions gravées dans la pierre.

— Quel genre d'inscriptions?

— Des formules ésotériques. Vous voulez que je vous en lise une?

— Non, je vous crois sur parole…

Le ventre de la 56e femelle est en pleine ébullition. À l'intérieur, ça tire, ça pousse, ça gesticule. Tous les habitants de sa future cité s'impatientent.

Alors elle ne fait pas la difficile, elle choisit une cuvette de terre ocre et noire et décide d'y fonder sa ville.

Le lieu n'est pas trop mal situé. Il n'y a pas d'odeurs de naines, de termites ou de guêpes aux alentours. Il y a même quelques phéromones pistes qui indiquent que les Belokaniennes se sont déjà aventurées par ici.

Elle goûte la terre. Le sol est riche en oligoéléments, l'humidité est suffisante mais point excessive. Il y a même un petit arbuste en surplomb.

Elle nettoie une surface circulaire de trois cents têtes de diamètre qui représente la forme optimale de sa cité.

À bout de forces, elle déglutit pour faire remonter la nourriture de son jabot social, mais celui-ci est vide depuis déjà longtemps.

Elle n'a plus de réserves d'énergie. Alors elle arrache ses ailes d'un coup sec et mange goulûment leurs racines musclées.

Avec cet apport de calories, elle devrait encore tenir quelques jours.

Puis elle s'enterre jusqu'au ras des antennes.

Il faut que personne ne puisse la repérer pendant cette période où elle représente une proie inoffensive.

Elle attend. La ville cachée dans son corps se réveille doucement. Et comment l'appellera-t-elle?

Il lui faut d'abord trouver un nom de reine.

Chez les fourmis, avoir un nom c'est exister en tant qu'entité autonome. Les ouvrières, les soldâtes, les sexués vierges ne sont désignés que par le chiffre correspondant à leur naissance. Les femelles fertilisées, par contre, peuvent prendre un nom. Hum! elle est partie pourchassée par les guerrières au parfum de roche, alors elle n'a qu'à s'appeler «la reine poursuivie». Ou plutôt, non, elle était poursuivie parce qu'elle avait essayé de résoudre l'énigme de l'arme secrète. Il ne faut pas qu'elle oublie. Alors elle est «la reine issue du mystère». Et elle décide de nommer sa cité «ville de la reine issue du mystère». Ce qui, en langage odorant fourmi, se hume ainsi: CHLI-POU-KAN

Deux heures plus tard, nouvel appel.

– Ça va, Bilsheim?

— Nous sommes devant une porte. Une porte banale. Il y a une grande inscription dessus. Avec des caractères anciens.

– Ça raconte quoi?

— Vous voulez que je vous la lise, cette fois? — Oui.

Le commissaire orienta sa torche et se mit à lire, d'une voix lente et solennelle, due au fait qu'il déchiffrait le texte au fur et à mesure:

L'âme au moment de la mort éprouve la même impression que ceux qui sont initiés aux grands Mystères.

Ce sont tout d'abord des courses au hasard de pénibles détours, des voyages inquiétants et sans terme à travers les ténèbres. Puis, avant la fin, la frayeur est à son comble. Le frisson, le tremblement, la sueur froide, l'épouvante dominent. Cette phase est suivie presque immédiatement d'une remontée vers la lumière, d'une illumination brusque. Une lueur merveilleuse s'offre aux yeux, on traverse des lieux purs et des prairies où retentissent les voix et les danses.

Des paroles sacrées inspirent le respect religieux. L'homme parfait et initié devient libre, et il célèbre les Mystères.

Un gendarme frissonna.

— Et qu'y a-t-il derrière cette porte? demande le talkie-walkie.

— C'est bon, je l'ouvre… Suivez-moi les gars. Long silence.

— Allô Bilsheim! Allô Bilsheim! Répondez, nom de nom, que voyez-vous?

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