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Ce jour-là, l'argile qu'il trouva au bord d'une rivière fondait comme du savon. L'argent terni de ses deux médailles «Pour bravoure» s'éclaircit, la silhouette du fantassin au milieu de l'étoile: rouge brilla telle une écaille de mica. Il rangea les décorations, nettoya ses doigts avec une poignée de sable. L'eau en ce soir d'avril paraissait presque tiède. Et dans le calme du crépuscule, un oiseau caché au milieu des saulaies répétait deux notes d'une joyeuse insistance…

En se redressant il entendit ce bref esclaffement. Les soldats de sa compagnie, pensa-t-il, qui, profitant de la halte, se lavaient ou rinçaient leur linge. L'esclaffement retentit de nouveau, mais trop saccadé pour qu'il pût s'agir d'un rire. Pavel contourna la broussaille des saules, enjamba un gros tronc à moitié immergé et, écartant une cascade de branches, les vit. Une femme renversée sur le sable de la rive, la tête vers l'eau, un homme qui écrasait cette tête de ses deux mains en empêchant les cris, un autre: qui serrait les poignets de la femme, le troisième qui se débattait sur elle.

Il lui était déjà arrivé de surprendre des violeurs. Et de tirer en l'air pour les faire fuir. Et de se faire traiter d'enfoiré car la femme travaillait pour deux boîtes de conserve. Un jour, on avait tiré dans sa direction, en entendant sa voix… Cette fois, il fallait agir vite. Les esclaffements étaient ceux d'une bouche à moitié étouffée. La femme parvint à libérer sa tête, à saisir une gorgée d'air et tout de suite son visage fut muselé sous une large paume. Pavel se fraya un chemin à travers le branchage, fit basculer l'homme qui tordait les mains de la femme, frappa de haut en bas celui qui lui écrasait la bouche. Et eut le temps, en une fraction de seconde, d'apercevoir le visage de la femme et de le reconnaître. C'est-à-dire, justement, de ne pas le reconnaître, mais de se dire qu'il l'avait certainement déjà vu, ou rêvé, ou imaginé… Le premier soldat se jeta sur lui. Il l'esquiva, attrapa par le col de la vareuse celui qui était encore étendu, le fit basculer de côté et, avant de discerner dans le crépuscule ses traits, identifia la voix qui jurait. C'était l'un des officiers de la compagnie.

Après, il comprendrait que c'est le très proche voisinage de la mort qui précipita les choses. Si le viol avait été reconnu, les trois hommes seraient passés en conseil de guerre et auraient été fusillés. S'il n'était pas intervenu, la femme serait morte étouffée. Les soldats étaient ivres, ils ne se seraient aperçus de rien. S'ils n'avaient pas été ivres, ils l'auraient tuée de toute façon pour la faire taire. Chacun, à sa manière, repoussait la mort, comme dans un combat rapproché on repousse la grenade par un jeu fébrile de quelques secondes suspendues à l'explosion.

Il penserait plus tard à ce jeu, à cette comptine mortelle dont le dernier mot était tombé sur lui.: Des semaines plus tard, car sur le moment tout se passa trop vite. On l'arrêta, on arracha ses galons, on retira ses décorations (ces médailles fourbies à l'argile). Un camion le chargea dans un entassement d'hommes dont l'uniforme ne portait aucun insigne distinctif. Il savait qu'il s'agissait d'une compagnie disciplinaire, donc d'une mort à très brève échéance.

Dès la première bataille, la distance qui le séparait de la mort se mesura en nombre de tués. Deux cents soldats de sa compagnie avançaient droit sur les positions allemandes, sans aucun soutien d'artillerie, sans chars, sur une plaine nue, une mitraillette pour cinq hommes. Ils savaient que derrière eux, une section de barrage était prête à abattre celui qui aurait voulu reculer. On ne pouvait qu'avancer vers la mort, ou reculer vers elle. L'unique choix.

Il sauta dans la tranchée derrière un mort, un soldat à la poitrine déchiquetée par une rafale. En tombant, ce corps détourna, pour une seconde, le regard de deux Allemands qui s'écartèrent pour éviter le cadavre. Une seconde qui put contenir cet oblique coup de couteau, une mitraillette arrachée aux mains de l'un des Allemands, un tir qui devança à peine le geste de l'autre soldat. Pavel courait, se jetait par terre, tirait – toujours un peu en avance sur le temps des autres. Tout lui paraissait lent: le couteau qui s'enfonçait lentement sous l'oreille de l'Allemand, la chute du corps qui se débattait et le maculait de sang, le regard de l'autre soldat qui, gêné par l'étroitesse de la tranchée, secouait son arme coincée entre son ventre et la paroi de terre, et qui avait le temps de comprendre qu'il était trop lent… Le combat avait pris fin depuis un moment déjà et c'est avec retard que se déroulait maintenant au fond de son regard le temps qu'il avait réussi à devancer. Il était sorti de la tranchée et la longeait en se dirigeant vers le petit groupe de survivants qui se rassemblait autour du commandant. Ils se regardaient comme s'ils se voyaient pour la première fois.

Avec les restes d'autres compagnies disciplinaires, on en forma une nouvelle: deux cents hommes sans nom, sans grade, les derniers venus – sans armes. On les jetait là où l'on ne pouvait que mourir, comme dans cette longue cuvette minée de crevasses de tourbe que Pavel traversa pendant le troisième combat. Les Allemands tirèrent, cachés dans le taillis. Et trahirent leurs positions. On pouvait lancer une vraie offensive. Les disciplinaires n'étaient qu'un appât…

En réunissant une nouvelle compagnie, le commissaire répéta qu'ils devaient «laver de leur sang leur faute envers la patrie». Il n'avait pas peur de se répéter car le contingent se renouvelait presque à chaque combat. «Un mois ou deux, dans le meilleur des cas», pensa Pavel en évaluant, d'après le nombre des survivants, l'espérance de vie chez les disciplinaires.

Cette espérance trouva une formule arithmétique grâce aux prisonniers du goulag, nombreux dans ces compagnies de kamikazes désignés. L'un d'eux (comme tous les autres, il n'avait pas de nom; un tatouage sur le dos de la main le remplaça: Ancre) était un homme aux yeux inhabitués au soleil, au visage brûlé par le froid du grand Nord. Il montra à Pavel son scrupuleux décompte des jours, de fines entailles sur le manche de son couteau: pour un mois de service dans les compagnies disciplinaires, expliqua-t-il, on réduisait leur peine de cinq ans, deu: mois effaçaient sept ans de camps, trois moi en valaient dix. Il n'y avait pas de meilleur équation pour exprimer l'époque qu'ils vivaient. Ancre fut tué après huit années de guerre (égale: deux mois et quelques jours). Pavel ramassa son couteau au manche strié d'espoir.

Il lui arrivait de se rappeler le visage de la femme violée. Non pour la plaindre ou pour se plaindre et regretter son geste. C'est la ressemblance de ce visage avec les traits vus quelque part qui ne le lâchait pas. Il pensa à sa sœur, à sa mère… Et aussi à Sacha. À d'autres visages de femmes. Elles avaient eu, par instants, dans leurs yeux, le même reflet de douleur et de beauté… Un jour, dans une ville polonaise, en passant devant une église à moitié détruite par les obus, il devina. Le souvenir de l'église de Dolchanka lui revint à l'esprit. Démolie elle aussi, mais avec une opiniâtreté vindicative: la coupole arrachée, la toiture brûlée, un pan de mur soufflé par la dynamite, le travail du camarade Krasny. L'intérieur, à ciel ouvert, était envahi d'orties et de jeunes pousses d'érables. Sur les murs s'étalaient des obscénités griffonnées avec un éclat de brique. Seul, dans l'angle, à une hauteur inaccessible à la main humaine, ce visage s'inclinait vers celui qui entrait par la porte béante. Les yeux d'une femme, grands et douloureux, un regard venant d'une fresque noircie par le feu.

Requiem pour l'Est - pic_12.jpg

Comme ils étaient presque sûrs de ne pas se revoir le lendemain, les disciplinaires se parlaient autrement que les soldats ordinaires. Des paroles toutes simples, un ton qui ne se souciait pas de se faire comprendre, de convaincre ou d'étonner. Des mots qu'on dit à soi-même ou qu'on adresse à des ombres. Avant un combat, on savait déjà que, dans quelques heures, neuf voix sur dix auraient à jamais cessé de résonner sur cette terre. Cela rendait les voix calmes, détachées, indifférentes à ce que les ombres de demain allaient en penser. Parfois le récit s'interrompait et on le devinait qui se poursuivait, souterrain, dans le silence des souvenirs.

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