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Les nuits suivantes, le songe ne revint pas. Car il n'y eut pas de nuits. Toujours cette fuite vers l'est, puis un village abandonné qu'ils tentaient de transformer, pendant les brèves heures d'obscurité, en un camp retranché. Et au matin, après une résistance désordonnée, une nouvelle retraite devant la tranquille avancée des chars et de ces soldats allemands qui souriaient en tirant. Ce rictus des gens qui tuaient l'impressionnait plus que les chars.

Dans ces premières semaines de guerre, il lui fallut oublier tout ce qu'il avait appris durant son service militaire. Il se souvenait encore du sergent qui mouillait son index de salive, le pointait dans l'air pour déterminer la direction du vent et leur expliquer de combien ils devaient rectifier leur tir… On aurait crié au fou, si au cours de ces pénibles combats d'arrière-garde, quelqu'un avait craché sur son doigt pour voir d'où venait le vent. Les Allemands mitraillaient en souriant On leur répondait par ces tirs syncopés de fusils à un coup, souvent la seule arme de ce début de guerre. Et on reculait, sans pouvoir emporter les blessés, sans retenir le nom des villages rendus. Il lui semblait qu'avec ses compagnons ils livraient une bataille racontée par son père: ces fusils d'autrefois, ces troupes de cavalerie… En face d'eux, se faisait une tout autre guerre – une rapide coulée de blindés sur la terre retournée par les bombes d'avion. Peut-être les Allemands souriaient-ils en voyant le scintillement des sabres au-dessus des chevaux comme on sourit au passage d'une automobile vieille de plusieurs décennies et qui rappelle, naïvement, une époque révolue?

Il y avait aussi, dans ces jours meurtriers de la débâcle, des petits fragments inutiles qui empêchaient parfois de se concentrer, de penser uniquement à la silhouette vert-de-gris en ligne de mire. Ce chien blessé par un éclat et qui gémissait en tournant sur place et regardait de leur côté avec un regard en larmes. Ils laissèrent plusieurs camarades en fuyant ce hameau incendié, mais c'est le chien, cette boule rousse avec le dos brisé, qui repassait sans cesse devant ses yeux… Et aussi, à un autre endroit, cette herbe emmêlée, douce, pleine d'un bourdonnement paresseux d'insectes, l'herbe d'un été radieux qui continuait comme si de rien n'était tout près des isbas en feu dans lesquelles criaient les gens enfermés. Les soldats de son détachement se cachaient dans un ravin, leurs fusils jetés par terre, sans une cartouche. L'air chaud, infusé de fleurs, s'alourdissait déjà des effluves âcres venant du village… Plus tard, ce visage d'enfant, entrevu au milieu de l'entassement d'un wagon. Les yeux qui heureusement ne comprenaient encore rien, qui reflétaient un monde où la mort était encore absente. Le train s'ébranla. Avec d'autres soldats, Pavel prenait position autour de la gare, en espérant tenir face aux Allemands le temps que le train quitte la ville.

En sortant d'une bourgade en ruine, au début de l'automne, il ramassa cette page de journal déchiré, un numéro de la semaine précédente. En le lisant, on pouvait croire que l'ennemi avait à peine franchi la frontière et qu'il allait être chassé d'un jour à l'autre. Ce soir-là, on se battait à une centaine de kilomètres de Moscou…

Depuis quelque temps déjà il savait pourquoi les Allemands souriaient en tirant. C'était un rictus qui n'avait rien à voir avec la joie. La grimace inconsciente d'un homme qui écrase entre ses mains les secousses d'une longue rafale. Comme la plupart de ses compagnons, Pavel était à présent armé d'une mitraillette allemande récupérée au combat. Ils avaient désormais le même sourire que les Allemands. Et ils ne couraient plus devant les chars, mais plongeaient dans une tranchée, faisaient le mort, se relevaient, jetaient des grenades. Au réveil, en décollant les pans de leurs manteaux de la terre gelée, ils tournaient le visage vers la naissance de la clarté, dans l'espoir du soleil. Moscou, de plus en plus proche, était quelque part dans ce voile de froid, ils la devinaient tel un gonflement de veines nues qui battaient sous le vent de cette plaine glacée.

Il lui arrivait de se dire qu'il avait vu tout ce qu'on pouvait voir de la mort, qu'aucun corps meurtri, déchiré, morcelé ne devait plus le surprendre par la fantaisie des mutilations. Pourtant la mort restait étonnante. Comme ce matin-là, dans la belle lumière d'un soleil se levant du côté de Moscou. Un soldat aux yeux brûlés par une explosion courut vers les chars, aveugle, guidé par le bruit des moteurs et par sa détresse, et roula sous les chenilles en faisant sauter une grenade. Ou encore ce jeune Allemand sans casque, à moitié allongé près d'un canon renversé, les mains en sang serrées sur ses côtes fracassées et qui appelait d'une voix gémissante d'enfant, en pleurant dans une langue que jusqu'alors Pavel n'avait entendue qu'aboyée et qu'il croyait faite pour être aboyée.

Il y avait aussi son propre corps que, durant une seconde infinie, il vit étendu, inerte dans les ornières enneigées. La détonation d'un obus supprima tous les bruits et c'est au milieu de ce silence d'un monde disparu qu'il se vit d'un regard extérieur et très lointain («comme du ciel», penserait-il plus tard): le corps d'un soldat dans sa capote tachée de boue, les bras écartés, le visage rejeté vers le haut, vers ce beau soleil d'hiver qui aurait gardé la même splendide indifférence s'il n'était plus resté personne dans cette matinée de décembre. Il était sûr d'avoir vécu ces quelques instants de contemplation détachée et indolore, sûr d'avoir vu la fragile dentelle du givre qui entourait la tête du soldat immobile. Sa tête… Quand, à l'hôpital, il repris connaissance et put de nouveau entendre, il sut qu'on avait failli le laisser pour mort dans ce champ où il n'y avait plus un vivant. Une infirmière, plutôt par acquit de conscience, s'était approchée de ce cadavre dont la tête était prise dans une flaque glacée, s'était accroupie, avait porté un petit miroir aux lèvres du soldat. La transparence du verre s'était couverte d'une légère buée…

Retournant au front à la fin de l'hiver 1942, il remarqua que durant son absence le monde avait changé. Désormais, le matin, en reprenant leur besogne de guerriers, ils avaient le soleil dans le dos. Et le soir, sur les derniers kilomètres avant la halte, les plus pénibles, quand les bottes alourdies de boue semblaient prendre racine dans la terre, ce soleil brillait devant eux, à l'ouest, dans la direction de l'Allemagne. Comme si dans les champs glacés près de Moscou les points cardinaux s'étaient inversés.

Cette inversion du soleil fut une logique réconfortante. La seule dans le capricieux chaos de la guerre. S'il avait eu le temps d'y réfléchir, il aurait remarqué encore cette autre logique: on comptait dans les rangs de moins en moins d'hommes nés, comme lui, tout au début des années vingt, ceux qui combattaient dès le premier jour de la guerre. C'est bien plus tard que les survivants de sa génération auraient le loisir d'examiner le diagramme des âges, ce triangle aux côtés ébréchés, un sapin, eût-on dit, pointu en haut, évasé vers le bas. A la hauteur de 1920, 1921, 1922, il y aurait une profonde entaille, comme si une mystérieuse épidémie avait exterminé les hommes qui avaient ces années de naissance. Il n'en resterait qu'un ou deux sur cent. Des branches émondées jusqu'au tronc.

Dans la rude poussée humaine vers l'Occident, Pavel avait appris que la survie dépendait le plus souvent non pas de la logique, mais de la connaissance des petites astuces du chaos, de ses imprévisibles lubies qui défiaient le bon sens. Une victoire pouvait être plus meurtrière qu'une défaite. La dernière balle tuait celui qui, à la fin du combat, ébruitait son soulagement et allumait le premier une cigarette. Et on ne pouvait jamais dire si ce qui arrivait était salvateur ou mortel.

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