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Le cheval inclina la tête. Son pas ralentit, et Nikolaï perçut une légère secousse: la pouliche qui marchait derrière, attachée par une corde, avançait endormie et à chaque ralentissement heurtait de sa tête la croupe du cheval. Nikolaï sourit et crut deviner comme un rire étouffé dans le bref ébrouement du cheval. Il ne le gronda pas, chuchota seulement: «Vas-y, Renard, on n'est pas loin. On passe la forêt et là, repos!»

Ce n'était pas pour sa robe rousse, mais pour sa ruse qu'il était appelé ainsi. D'abord, Nikolaï avait cru que ce cheval était tout simplement têtu. Dans l'une des premières batailles, Renard avait refusé de se lancer à l'attaque avec les autres. Une cinquantaine de cavaliers devaient jaillir d'un taillis pour foncer sur les soldats qui se préparaient à passer à gué avec un convoi de chariots. Le commandant avait fait signe, la cavalerie s'était jetée en avant, accompagnée d'un tourbillon de branches cassées. Mais le cheval de Nikolaï se cabrait, dansotait sur place, tournait sur lui-même et ne partait pas. Il l'avait battu atrocement, à coups de talons sur les flancs, l'avait fouetté avec rage, giflé aux naseaux. Le pire était que l'attaque paraissait gagnée d'avance. Sur la berge, les soldats, pris au dépourvu, n'avaient même pas le temps d'attraper leurs fusils. Et lui, il luttait encore contre ce cheval maudit. Les cavaliers étaient à une centaine de mètres de l'ennemi, ils hurlaient déjà leur joie, quand deux mitrailleuses, dans un terrible tir flanqué, s'étaient mises à les faucher avec la précision de la visée calculée d'avance. Les cavaliers tombaient avant de comprendre qu'il s'agissait d'un piège. Ceux qui avaient réussi à faire demi-tour étaient poursuivis par un escadron surgi des broussailles qui recouvraient la rive. C'est avec une poignée de survivants que Nikolaï était arrivé au campement. Il croyait encore au simple hasard en regardant son cheval qui avait cet air grognon auquel il lui faudrait s'habituer. Plus tard, le hasard s'était reproduit. Une fois, puis deux, puis trois. Le cheval venait à lui en distinguant son sifflement à travers le vacarme d'un campement de mille hommes et de milliers de bêtes. Se couchait obéissant à sa parole, s'arrêtait ou reprenait la course en devinant, semblait-il, sa pensée. C'est alors que Nikolaï s'était mis à l'appeler Renard et à avoir pour lui cet amer attachement qui naît à la guerre, au milieu de la boue et du sang, quand, dans les premières minutes après un combat, on sent avec violence la vie de l'autre, toute proche, silencieuse et plus étonnante même que notre propre survie.

Sur ces routes de guerre, Renard avait vu des chevaux qui se noyaient et des chevaux déchirés par des obus, et cet étalon avec les pattes de devant arrachées et qui essayait de se relever dans un saut monstrueux, et cet attelage abandonné dans la tourbe profonde d'un marais: les chevaux s'enlisaient de plus en plus, prisonniers d'un canon inutile. Et cet officier blanc, la corde au cou, qu'un cheval traînait par terre en accélérant sous les coups de fouet et le braillement des soldats. Renard devait comprendre, à sa manière, que tout ce qui l'entourait avait depuis longtemps échappé aux hommes qui s'entre-tuaient, battaient leurs chevaux, prononçaient des discours. Il comprenait aussi que son maître n'était pas dupe.

Nikolaï ne cherchait pas à juger. Beaucoup vieilli en ces deux années, il était content d'aboutir à cette réflexion toute simple: bien sûr, on pouvait ne pas labourer, ne pas semer, mais alors les champs se couvraient de cadavres.

La pouliche endormie donna de nouveau un léger coup de museau dans la croupe de Renard qui avait imperceptiblement réduit son pas. Il y avait comme un goût apaisant de bonheur dans la confiance de cette jeune bête assoupie. Nikolaï respira profondément en reconnaissant et l'aigreur ténue des neiges cachées dans les ravins, et la senteur sèche des champs qui rendaient la chaleur de la journée. La nuit n'était pas encore tombée, le ciel à l'ouest restait d'un violet transparent, mais surtout, tout près déjà devant eux, l'épaisseur de la forêt s'éclaircissait, promettant la liberté de la plaine et ce chemin qui menait à Dolchanka. Nikolaï toussota et se mit à chuchoter des questions et des réponses qu'il préparait à tout hasard, craignant d'être interrogé sur son apparition subite par quelque tribunal révolutionnaire local ou plus simplement par des voisins curieux.

Ce récit qu'il avait composé durant sa chevauchée taisait l'essentiel. Il avait fui son régiment à cause d'une machine. Un appareil placé sur ce grand bureau noir dans le bâtiment occupé par l'état-major du front. Nikolaï arrivait dans cette ville en estafette, avec une lettre du commandant de leur régiment. Dans la cour, il avait remarqué une vingtaine de civils, des vieillards et des femmes avec des enfants, gardés par quelques soldats. On lui avait dit d'attendre dans le couloir. La porte du bureau était entrouverte il put écouter la discussion des commissaires. Il s'agissait de décider s'il fallait ou non exécuter par représailles, les otages, ces civils dans la cour. L'un des commissaires criait: «Tant que Moscou n'a pas donné son avis…» Puis, soudain, un objet s'était animé sur le grand bureau en bois noir. C'était cet appareil étrange autour duquel ils s'étaient tous réunis. Nikolaï, n'en pouvant plus de curiosité, avait tendu le cou. La machine vomissait une longue bande de papier que les commissaires tiraient en la lisant comme un journal. «Voilà! Maintenant c'est clair, avait annoncé une voix invisible derrière la porte, lisez: fusiller comme ennemis de la révolution, afficher dans les lieux publics…»

Nikolaï avait remis la lettre, sauté sur son cheval et, en quittant la cour, avait vu les «ennemis de la révolution» qu'on emmenait derrière le bâtiment. Il ne savait plus combien d'exécutions de ce genre il avait déjà vues durant ces deux années de guerre. Mais ce serpent blanc qui sortait de la machine lui nouait la gorge d'une colère et d'une douleur tout autres. Il étouffait, tirait sur le col de sa veste, puis soudain avait freiné le cheval au milieu de la route et dit à haute voix: «Non, Renard, attends, on va plutôt couper par les champs…»

Pour chasser ce souvenir qui revenait sans cesse, Nikolaï passa la main gauche derrière son dos, tâta l'anse des deux seaux neufs accrochés à la selle. C'était, avec quelques paires de chemises et de pantalons en gros coton, son seul trophée. Il secoua doucement les seaux, le zinc avait un cliquètement rassurant, domestique. C'était son rêve de ramener de la guerre deux seaux, chose si utile et qu'il ne se lassait pas d'imaginer portée, sur une palanche, par une jeune femme, sa future femme. Dans son barda qu'il avait abandonné en désertant, il y en avait déjà un. En se couchant au milieu des soldats qui déambulaient dans l'obscurité et des chevaux qui passaient entre les corps endormis, il mettait sa tête dans ce seau pour se protéger d'un coup de sabot, ce qui arrivait de temps en temps dans ces caravanes nocturnes. Et aussi pour ne pas se le faire voler. Le laisser était son regret le plus vif au moment de la fuite. Mais, un de perdu… En traversant un village brûlé, il avait trouvé ces deux seaux neufs jetés près d'un puits au fond duquel il avait cru reconnaître son reflet dans le visage enflé du noyé. Et c'est en quittant ce lieu mort qu'il avait aperçu une pouliche attachée à un arbre. Elle tenait à peine sur ses jambes, l'herbe autour du tronc était mangée jusqu'à la terre et l'arbre, aussi haut qu'elle pouvait l'atteindre, n'avait plus d'écorce. Elle devait être là depuis plusieurs jours…

Ils allaient bientôt quitter la forêt. On devinait déjà la plaine dans le dernier rougeoiement du couchant à travers la claire-voie des branches. Soudain, Renard répéta son manège: la tête inclinée, l'œil cherchant le regard du cavalier. Nikolaï le houspilla, menaça de le vendre à la foire. Le cheval avança, mais comme à contrecœur. La montée sablonneuse qui devait déboucher sur le croisement des routes tardait à apparaître. Au contraire, aux derniers arbres de la forêt, la route plongea, les sabots firent entendre un clapotement de ventouses. Un peu plus loin, de vieilles fascines craquèrent sous les pas. On sentait l'humidité d'une rivière toute proche. Il fallait remonter vers la forêt et préparer la nuit. Nikolaï s'engagea au milieu des arbres en distinguant une longue clairière derrière les buissons dont la toute jeune verdure paraissait bleue dans la transparence trompeuse du crépuscule…

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