Je revis Chakh, un mois après, dans une grande ville allemande où tout était prêt pour les fêtes de Noël. Il me confia des documents que j'allais transmettre à un agent de liaison, plaisanta sur le changement de climat que je devais constater et sur le sérieux très allemand avec lequel on préparait les fêtes. Je devinais ce qu'un homme de son âge pouvait ressentir au milieu de l'animation festive de cette ville, dans ce pays où, jeune, il avait fait la guerre. Il se tut, plongé dans ce passé, puis revenant vers le souvenir qui primait sur tout, reparla des Rosen-berg. Je remarquais maintenant que les lignes de son visage étaient devenues plus anguleuses et que ses épaules restaient légèrement soulevées comme par une discipline corporelle qu'on s'impose. En l'écoutant, je ne me disais pas: «Il radote…», mais plutôt: «C'est une tout autre génération! Celle qui ne voit pas ou ne veut pas voir que nous avons changé d'époque.» Le plus étonnant était que, malgré moi, je te voyais dans cette même génération, bien que Chakh ait pu être ton père. L'âge n'y était pour rien. C'était la génération qui… Je le compris soudain avec une clarté parfaite: une génération qui ne croyait pas à la fin. À la fin de l'empire, à la fin de son histoire, à l'oubli de cette histoire, des hommes de cette histoire. «Quand ils ont été exécutés, disait Chakh, je me suis fait un serment naïf, j'étais nai'f comme tous ceux qui croient, oui, le serment de lutter jusqu'à ce qu'on leur érige un monument, un vrai, un grand, en plein centre de New York. Mais on ne l'a pas fait, même à Moscou… »
Après son départ, je traînai longtemps à travers les rues sous un semblant de neige en petits granules gris et piquants. Vers le soir, le temps s'adoucit et de vrais flocons voltigèrent dans le halo des réverbères. Les enfants s'agglutinaient aux vitrines où les pères Noël automates ne cessaient de retirer de leurs sacs des cadeaux enrubannés. Dans la cathédrale, en réplique plus digne et donc immobile, les rois mages de la crèche tendaient aussi leurs présents. Et même dans la rue où derrière les larges baies vitrées de quelques rez-de-chaussée, les jeunes femmes presque nues souriaient aux passants, cette ambiance festive était de mise. À côté de la chaise sur laquelle chaque femme s'exhibait, tantôt en ouvrant les cuisses, tantôt agenouillée sur le siège et galbant la croupe, il y avait un petit arbre de Noël éclairé d'une guirlande clignotante de lampions multicolores… Avant de m'installer dans la brasserie où l'agent de liaison allait me retrouver, je plongeai au milieu des kiosques en bois, village décoré et bruyant qui occupait toute la place de la cathédrale. La chaleur des braseros était coupée par des vagues de froid, les voix réchauffées par l'alcool perdaient leur dureté germanique, un verre de vin chaud eut, pour moi, le goût d'une existence toute différente de la mienne et toute proche. Je pensais à cette proximité en mesurant sur une horloge, au-dessus du bar, le retard de plus en plus évident de l'homme qui devait arriver. Un moment vint où ce retard fit qu'au lieu de la personne attendue, d'autres personnages pouvaient m'aborder, présenter leur carte, me demander de les suivre. Ces retards n'étaient d'habitude que le dénouement d'une série d'échecs. Je poussai mentalement cette série jusqu'à son terme logique: les deux disquettes que Chakh m'avait transmises, l'arrestation, les interrogatoires, une longue peine de prison qu'il faudrait purger quelque part dans ce pays. Il me sembla soudain si simple de me lever, de sortir dans cette ville illuminée, de me perdre dans sa foule du soir, dans ses villages en bois décorés de branches de sapin. Mon identité du moment, mes papiers me rendaient banal, invisible. J'aurais pu traverser les frontières de plus en plus perméables de cette nouvelle vieille Europe, m'installer ici ou ailleurs. Le souvenir, déjà très lointain, de ma première journée en Occident revint: Berlin, le vernissage et ce vendeur de timbres qui était entré, pour quelques heures et sans le savoir, dans nos jeux d'espionnage. Entré et ressorti à jamais… Il fallait l'imiter. Comme lui, j'avais un métier vers lequel je pourrais revenir en refermant la parenthèse. D'ailleurs, notre vie n'est faite que de parenthèses. Le tout est de savoir les clore au bon moment…
Je jetai un coup d'œil sur la pendule, commandai un autre verre. Je me rappelai qu'en tournant dans les rues, j'étais tombé sur une scène qui surgissait maintenant avec sa bouffée de bonheur bourgeois: sur le perron d'un hôtel particulier, un docteur en blouse blanche faisait ses adieux à un vieux patient qu'une épouse âgée accompagnait. Il était visible que le médecin jouissait de la fraîcheur de quelques flocons qui se posaient sur sa tête nue, et qu'il lui était agréable de quitter son cabinet et de se montrer courtois, surtout envers ce patient-là, le dernier peut-être avant les fêtes…
C'est toi qui, avant notre nouveau départ, m'apprendrais la mort de l'homme que j'attendais inutilement dans cette ville décorée en conte de fées. Une chambre d'hôtel anonyme, son corps que personne ne réclamerait, ses affaires soigneusement fouillées. On cherchait sans doute ces deux disquettes qu'il n'avait pas eu le temps de récupérer. J'avais donc attendu un mort…
Je ne trouverais jamais le courage de t'avouer qu'en l'attendant je me sentais jaloux d'un respectable médecin allemand qui exposait sa tête au tournoiement de la neige. Et que je te rangeais, à côté de Chakh, dans cette génération aveuglée qui vivait dans un autre temps.
En me racontant la mort de l'agent de liaison, tu parlas aussi de Youlia et Youri, et je compris que tu avais essayé de récolter au moins ces bribes d'information qui accompagnaient d'habitude la disparition des gens comme nous: une chambre d'hôtel où s'affairent les policiers, une voiture carbonisée dans un terrain vague. «J'aurais dû les prévenir, enfin leur expliquer que…» Tu me regardas comme pour chercher de l'aide. «Tu aurais dû, pensai-je, leur expliquer qu'il était trop tard pour avoir des illusions.»
Je finis par oser te le dire. Je te le criais à l’oreille, en essayant de couvrir le bruit qui régnait dans cet avion fou et dans le ciel nocturne autour de lui, dans ce noir que les batteries antiaériennes déchiraient en aveuglants lambeaux de salves. L'avion évacuait les restes d'une guerre que l'empire avait perdue sous ce ciel du Sud. Dans les entrailles de l'appareil s'entassaient les vivants, les blessés, les morts emmaillotés dans de longs fourreaux en plastique noir. L'amas de ces cocons bougeait dans l'obscurité, à côté des caisses de munitions et des armes enchevêtrées qui ressemblaient à une énorme araignée métallique. Les vivants, affalés au milieu de ce désordre, rusaient chacun à sa manière avec la peur. Certains s'efforçaient de parler en hurlant, en tirant la tête de l'autre vers leur bouche, d'autres se bouchaient les oreilles et, le visage torturé par une grimace, se recroquevillaient en eux-mêmes. Quelques-uns dormaient en se confondant avec les morts. Et lorsque, lourdement, une aile se mettait à plonger, les plaies se réveillaient dans cette nouvelle position, les cris des blessés redoublaient et derrière les cocons on entendait le grincement de l'araignée métallique. Je te tenais par les épaules et mes lèvres emmêlées dans tes cheveux te brûlaient la joue, l'oreille avec ces vérités taillées dans le noir irrespirable de ce cimetière volant. Je criais la fin, la défaite, l'inutilité de notre vie dépensée, l'aveuglement stupide de Chakh, le malheur des peuples que nous avions entraînés dans une aventure suicidaire… Tu semblais m'écouter, puis, quand soudain l'avion entama un virage serré et que les hurlements des blessés couvrirent tous les autres bruits, tu te détachas de moi et en tirant une gourde de ton sac à dos glissas entre les corps assis ou étendus, vers l'avant où l'on distinguait les lampes de poche des infirmières.