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Ma première impression me laissa perplexe: tu ressemblais à la femme qui venait d'encenser le tableau. Brune comme elle, même coupe du tailleur, même carnation du visage. Je compris aussitôt la cause de mon erreur. Tu te déplaçais avec la même assurance qu'elle, répondais aux saluts des autres avec autant d'aisance et cette fusion parfaite dans la foule des invités te rapprochait physiquement de la femme dithyrambique. À présent que tu venais à ma rencontre je notais les différences: tes cheveux étaient plus foncés, tes yeux légèrement bridés, le front plus haut, la bouche… Non, tu n'avais rien à voir avec elle.

Durant cette traversée de la salle, on te retint deux ou trois fois et j'eus le temps de t'observer avec le regard des autres, ce regard qui exagérait le désir, qui moulait le corps, qui possédait. Je fis semblant de t'apercevoir, je me dirigeai vers toi en louvoyant entre les groupes en conversation. C'est au moment où nos yeux se rencontrèrent que je vis passer sur ton front comme l'ombre vite dissimulée d'une très grande fatigue. Je t'en voulus de rompre ainsi, très brièvement, l'exaltation de la première journée de ma nouvelle vie. Mais déjà tu me parlais comme à une vieille connaissance et me laissais t'embrasser sur la joue. Nous imitâmes la flânerie des autres. Puis quand nous vîmes Chakh en compagnie d'un homme au gros crâne chauve et lisse, nous allâmes vers la baie du jardin pour être interpellés par lui au passage…

Une scène inattendue interrompit brusquement ce jeu si bien réglé. Un attroupement se forma. Un homme qu'on ne voyait pas pardessus les têtes parla, en bonimenteur, dans un allemand haché qui faisait penser à celui des militaires allemands dans les films comiques sur la guerre. Nous nous enfonçâmes légèrement dans la foule et vîmes l'homme qui montrait au public une grande toupie. Les rires répondaient déjà à ses explications.

«Les Soviétiques produisent ça dans leurs usines d'armement. Ce qui leur permet d'abord de dissimuler la production des missiles, et puis de faire plaisir aux enfants. Bien que cet engin pèse plus qu'un obus et fasse le bruit d'un char. Regardez!»

L'homme s'accroupit, pressa plusieurs fois la pointe de la toupie pour actionner le ressort caché dans son corps nickelé. Le jouet se lança dans une rotation valsante, avec un fracas de ferraille, en décrivant des cercles de plus en plus larges, en faisant reculer les spectateurs qui riaient aux éclats. Certains, comme cet invité aux chaussures vernies, essayaient de repousser la bête du bout de leur pied. Le propriétaire de la toupie avait un air de triomphe.

«Je ne me trompe pas, c'est bien lui? te demandai-je en me retirant devant les gens qui battaient en retraite.

– Oui, il a drôlement vieilli, n'est-ce pas?» me dis-tu en examinant l'homme à la toupie.

C'était un dissident connu, expulsé de Moscou, et qui vivait à Munich. Le jouet exécuta quelques tours essoufflés et se figea sous les applaudissements des invités.

Nous rejoignîmes Chakh et le philatéliste. Ce premier contact se déroula comme prévu, au mot près. Seule la vision de la toupie passait de temps en temps au fond de mon regard.

En sortant dans le parc, nous restâmes quelques minutes au milieu des grosses constructions en bronze et en béton qui n'avaient pas trouvé suffisamment de place à l'intérieur de la galerie. Les arbres jaunissaient déjà. «Sous les feuilles mortes, me dis-tu en souriant, tous ces chefs-d'œuvre sont beaucoup plus supportables.» Et tu ajoutas d'une voix qui semblait hésiter sur la nécessité de ces paroles:

«Je suis plus âgée que vous… Mon enfance, c'était les premières années d'après-guerre. Une misère à ronger les pierres. Je me souviens des rares journées où l'on n'avait pas faim. De vraies fêtes. Mais surtout, pas un jouet. Nous ne savions pas ce que ça voulait dire. Et puis, un jour, pour le Nouvel an, on nous a apporté un énorme carton rempli de trésors: des toupies, toutes neuves, qui sentaient encore la peinture. Exactement le même modèle que tout à l'heure. Après, quand on a recommencé à fabriquer des poupées et le reste, nous étions déjà trop grands pour jouer…»

Je faillis te dire que malgré ces quelques années de différence entre nous, j'avais connu, moi aussi, ces grosses toupies, et que leur odeur et même leur tintamarre m'étaient chers. Je ne dis rien car il aurait fallu alors parler de l'enfant perdu dans la nuit du Caucase. Pourtant, pour la première fois de ma vie, ce passé me paraissait avouable.

Requiem pour l'Est - pic_5.jpg

Nous ne savons jamais où ni à travers quelle épaisseur d'années vécues les objets et les gestes d'autrefois perceront un jour. La toupie de la galerie d'art berlinoise me revint à l'esprit trois ans après, au milieu de cette grande capitale africaine en guerre. Les soldats venus, ce jour-là perquisitionner dans la maison où nous habitions la quittèrent en emportant le peu de biens que nous possédions. Deux ou trois vêtements, un poste de télévision, quelques billets de banque que tu avais mis exprès bien en vue sur le bureau… En sortant, ils furent piégés par le tir d'une mitrailleuse lourde qui, du fond de la rue, hersa soudain les façades. Leur groupe éclata, se laissa aspirer dans l'étroitesse d'un passage. Seul le dernier fut atteint en pleine course. Touché au côté, il se mit à tourner sur lui, les bras écartés et encore chargés d'objets confisqués. Les balles de ce calibre transforment souvent le mouvement du coureur en cette rapide rotation de danse. «Une toupie…», pensai-je, et je vis dans tes yeux le reflet du même souvenir.

Pendant la perquisition, ils m'avaient obligé à me tenir le front contre le mur, comme un enfant puni. Toi, en maîtresse de maison, tu étais de temps en temps sollicitée pour ouvrir un tiroir, offrir un verre d'eau. Tu t'exécutais sans interrompre le va-et-vient d'un éventail improvisé: quelques-uns de ces tracts révolutionnaires qui jonchaient les rues et pénétraient dans les maisons par les fenêtres brisées. C'est entre leurs feuilles que tu avais glissé les photos et les messages chiffrés que nous n'avions eu le temps ni d'envoyer au Centre ni de brûler. C'eût été l'unique découverte vraiment dangereuse. Curieusement, ces tracts dans ta main traçaient une fragile zone de protection autour de nos vies qui manifestement gênaient les soldats. Je sentais cette tension, je la comprenais chez les jeunes hommes armés. Ils luttaient contre la tentation d'une brève rafale qui les auraient libérés de notre regard en rendant au pillage sajoyeuse sauvagerie. Mais il y avait ces slogans de justice révolutionnaire fraîchement imprimés sur les tracts en éventail. Il y avait aussi ce haut-parleur, sur un camion, qui depuis le matin déversait dans les rues les appels au calme et proclamait les bienfaits du nouveau régime… En tournant légèrement la tête, je voyais les mains qui fourraient dans le sac un transistor, une veste et même cette lampe vissée sur le bord de la table et que tu aidas à détacher en réussissant à ne pas trahir le côté comique de ta participation. Tu savais qu'un infime changement d'humeur pouvait provoquer la colère toute mûre et le bref crachat d'une mitraillette. Le soldat qui enleva la lampe s'appropria aussi les billets de banque exposés sur le bureau. Et comme ce geste ressemblait plus que les précédents à un simple vol, il crut bon de le justifier en parlant, sur un ton à la fois menaçant et moraliste, de la corruption, de l'impérialisme et des ennemis de la révolution. Ce ton était celui, didactique et pompeux, du haut-parleur. Les mots d'ordre répétés sans cesse finirent par imprégner jusqu'à nos pensées et c'est dans ce style que, malgré moi, se formula ma parole muette: «Cet argent convoité, c'est la fin de votre révolution. Le serpent de la cupidité s'est glissé dans votre maison neuve…»

Quand ils furent sortis, je me retournai et te vis assise avec ton éventail dont tu remuais machinalement les feuilles. Le désordre de la pièce la rapprochait du chaos extérieur, à croire que c'était le but de leur visite… De la fenêtre, nous les vîmes s'éloigner tranquillement dans la rue et, une seconde après, ce furent cette fuite sous le crépitement des balles et la mort dansante du soldat qui, en pivotant plusieurs fois sur lui-même, éparpilla tout autour les objets confisqués, ces fragments familiers de notre quotidien. Il s'écroula, je te jetai un regard, devinant en toi le même souvenir: «Cette toupie…»

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