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Berg a choisi un fauteuil au tout dernier rang, là où la lumière ne parvient presque pas. Placés de biais, nous voyons, derrière les plis du rideau écarté, dans cette ombre des coulisses d'où surgissent d'habitude les artistes, une silhouette, l'ovale d'un visage.

– Il doit avoir le trac, murmure Berg, les yeux fixés sur ce recoin.

Il est assis, un peu rigide, l'air lointain et comme rajeuni.

A cet instant le pianiste apparaît, ce jeune guetteur dont nous devinions l'attente derrière le rideau. La salle applaudit avec une parcimonieuse politesse de bienvenue. Je me retourne vers Berg pour lui proposer la feuille pliée du programme. Mais l'homme paraît absent, paupières baissées, visage impassible. Il n'est plus là.

Andreï Makine

La musique d'une vie - pic_2.jpg

Né en 1957 en Sibérie, à Krasnoïarsk, Andreï Makine, après avoir suivi ses études à l’université Kalinine, à Moscou, et enseigné la philosophie à Novgorod débarque en France en 1987. Ses conditions de vie sont précaires, et très vite Makine décide de se consacrer à l’écriture. Ses manuscrits rédigés en français sont dans un premier temps refusés. Il parvient tout de même à imposer un premier texte intitulé La Filled’un héros de l’Union soviétique en 1990. C’est le début d’une grande carrière littéraire avant la consécration en 1995 et la double obtention des prix Goncourt et Médicis pour Le Testament français. Après sept romans, Andreï Makine a réussi à imposer un style savant et ample, qualifié par certains de poétique, par d’autres, plus communément de néo-classique.

LA FEMME QUI ATTENDAIT

Mirnoïé, milieu des années 70: un village hors du temps sur les bords de la mer Blanche, peuplé de veuves octogénaires dont les maris sont morts dans les combats contre le nazisme. Un camionneur géorgien à l’humour truculent et mélancolique, obsédé sexuel mais profondément bon, prend à son bord le jeune thésard venu de Leningrad, narrateur de ce récit, et entreprend son éducation sentimentale. «Dans l’amour [’], pour ne pas souffrir, il faut être un porc. Tu vois une femelle, tu la baises, tu passes à la suivante. Surtout, n’essaie pas d’aimer! Moi, j’ai essayé, j’ai écopé de six ans de camp.» Mais à côté de toutes ces «truies», il parlera aussi, d’une voix sourde, de «celles qui ne le sont pas». «Celles-là souffrent ’ Comme Véra», qui vit au milieu des vieilles et que connaît le jeune homme. Mais qui est cette femme qui a fait de sa vie une attente infinie?

«Une femme si intensément destinée au bonheur (ne serait-ce qu’à un bonheur purement physique, oui, à un banal bien-être charnel) et qui choisit, on dirait avec insouciance, la solitude, la fidélité envers un absent, le refus d’aimer» Il reste quinze ans avant la chute du rideau de fer. Cette histoire "celle d’une femme qui a fait de sa vie une attente infinie" est à nouveau, comme La Musique d’une vie , un pur joyau. Elle pourrait avoir été écrite par Tolstoï. On dirait, à la lire, que le principal aboutissement du communisme serait l’emprisonnement du Temps: isbas inhabitées, paysages paléolithiques, et derrière toute cette rudesse qui n’attend rien, un incroyable frisson de grâce. Une chose est sûre: Andreï Makine est déjà un écrivain classique.

AU TEMPS DU FLEUVE AMOUR

Andreï Makine ouvre son roman sur une scène rêvée de notre Occident. Un fantasme qui nous fera mesurer l'étendue de notre dépaysement.

Les personnages appartiennent à un autre monde: le pays du grand blanc, au bord du fleuve Amour.

Dans ces lieux de silence, la vie pourrait se confondre avec de simples battements de coeur si chaque mouvement de l'âme n'apportait sa révélation. Alors, le désir naît, de la sensualité des corps comme de la communion avec la nature offerte. L'amour a l'odeur des neiges vierges dans la profondeur de la taïga.

Soudain, tout est bouleversé.

L'Occident fait signe. D'abord un train qui passe, le mythique Transsibérien. Puis un film français, vision d'une existence éblouissante, appel peuplé de grandes actions et de créatures sublimes.

Le vertige d'une autre histoire née sur les rives du fleuve Amour, aux berges de l'adolescence.

LE TESTAMENT FRANÇAIS [1995]

«Je me souvenais qu'un jour, dans une plaisanterie sans gaîté, Charlotte m'avait dit qu'après tous ses voyages à travers l'immense Russie, venir à pied jusqu'en France n'aurait pour elle rien d'impossible […]. Au début, pendant de longs mois de misère et d'errances, mon rêve fou ressemblerait de près à cette bravade. J'imaginerais une femme vêtue de noir qui, aux toutes premières heures d'une matinée d'hiver sombre, entrerait dans une petite ville frontalière. […]. Elle pousserait la porte d'un café au coin d'une étroite place endormie, s'installerait près de la fenêtre, à côté d'un calorifère. La patronne lui apporterait une tasse de thé. Et en regardant, derrière la vitre, la face tranquille des maisons à colombages, la femme murmurerait tout bas: "C'est la France… Je suis retournée en France. Après… après toute une vie."»

Ce roman, superbement composé, a l'originalité de nous offrir de la France une vision mythique et lointaine, à travers les nombreux récits que Charlotte Lemonnier, «égarée dans l'immensité neigeuse de la Russie», raconte à son petit-fils et confident. Cette France, qu'explore à son tour le narrateur, apparaît comme un regard neuf et pénétrant sur le monde.

LA FILLE D'UN HÉROS DE L'UNION SOVIÉTIQUE

«Il semblait que le monde allait tressaillir et qu'une fête sans fin allait commencer ici et sur la terre entière.»

Olia est née, un jour de novembre, dans cette atmosphère de liesse de l'après-guerre où tout paraît possible.

Mais les rêves que construit Ivan, le héros décoré de l'Étoile d'or de l'Union soviétique, à la naissance de sa fille ne sont qu'illusions.

Dans ce premier roman, Andreï Makine brosse le portrait d'une génération perdue, dans une langue superbe de vérité.

LE CRIME D'OLGA ARBÉLINA [1998]

«Tout devait être exactement ainsi, elle le comprenait à présent: cette femme, cet adolescent, leur indicible intimité dans cette maison suspendue au bord d'une nuit d'hiver, au bord d'un vide, étrangère à ce globe grouillant de vies humaines, hâtives et cruelles. Elle l'éprouva comme une vérité suprême. Une vérité qui se disait avec cette transparence bleutée sur le perron, le frémissement d'une constellation juste au-dessus du mur de la Horde, avec sa solitude face à ce ciel. Personne dans ce monde, dans cet univers ne savait qu'elle se tenait là, le corps limpide de froid, les yeux largement ouverts… Elle comprenait que, dite avec les mots, cette vérité signifiait folie. Mais les mots à cet instant-là se transformaient en une buée blanche et ne disaient que leur bref scintillement dans la lumière stellaire…»

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