Je sais que l'heure qu'il vient de voir n'avait aucune signification. Il n'aurait pas manifesté plus d'étonnement en constatant qu'une nuit entière s'est écoulée. Une nuit ou deux. Ou un mois. Ou toute une année. Néant de neige. Plus vague qu'un nulle part. Une nuit sans fin. Une nuit rejetée sur le bas-côté du temps…
Soudain, cette musique! Le sommeil se retire comme le rouleau d'une vague dans laquelle un enfant tente d'attraper un coquillage entrevu et moi, ces quelques notes que je viens de rêver.
Un froid plus vif: la porte vient de battre deux fois. D'abord, les soldats qui entrent et plongent dans l'obscurité. On entend leurs ricanements. Quelques minutes plus tard, la prostituée… Mon sommeil avait donc la durée de… de leur absence. «De leurs accouplements!» s'exclame en moi une voix agacée par la pudibonderie de cette «absence».
C'est bien l'endroit pour rêver de musique. Je me souviens qu'au début de la nuit, quand il y avait encore un mince espoir de repartir, je suis sorti sur le quai avec ce calcul superstitieux: provoquer l'arrivée d'un train en narguant le froid. Courbé sous la violence des bourrasques, aveuglé par la mitraille des flocons, j'ai longé le bâtiment de la gare, hésité à m'engager plus loin tant l'extrémité du quai ressemblait déjà à une plaine vierge. Puis, apercevant un carré de lumière incertaine dans l'une des annexes noyées entre les dunes de neige, je me suis remis à marcher, ou plutôt à me balancer comme sur des échasses, m'enfonçant jusqu'aux genoux, cherchant à mettre le pied dans les pas, presque effacés, qui avaient suivi la même direction. La porte, à côté de la petite fenêtre éclairée, était fermée. J'ai fait quelques pas vers les voies déjà invisibles sous la neige, espérant au moins un mirage – le projecteur d'une locomotive dans le fouillis blanc de la tempête. Seule consolation, en tournant le dos au vent, j'ai retrouvé la vue. C'est ainsi que, soudain, j'ai surpris cet homme. J'ai eu l'impression qu'il avait été éjecté de la petite annexe. La porte, bloquée par la neige, lui avait résisté et, pour sortir, il avait dû se jeter sur elle de tout son poids. Plusieurs fois peut-être. La porte avait fini par céder et il avait basculé dehors, dans la nuit, dans la tempête, le visage souffleté par les rafales, les yeux éblouis par les flocons, perdant tout sens de l'orientation. Désemparé, il lui a fallu un moment pour refermer cette porte dont le bas chassait une épaisse couche de neige. Durant ces quelques secondes où il poussait le battant, j'ai vu l'intérieur du petit local. Une sorte d'entrée, inondée par la lumière vive, couleur citron, de l'ampoule nue, et, derrière, une pièce. C'est encadrés par le chambranle que j'ai vu cet éclair de nudité très lourde, la blancheur massive du ventre, mais surtout ce geste rude d'une main qui empoignait un sein, puis un autre, ces énormes seins usés par les caresses brutales, et les fourrait dans le soutien-gorge… Mais déjà avec un criaillement de panique surgissait au seuil de l'entrée une femme emmitouflée dans une veste ouatée (la gardienne de cet entrepôt, me suis-je dit, qui le sous-loue pour ces amours ferroviaires) et la porte se refermait dans un battement rageur…
La masse humaine dort. L'unique bruit nouveau est ce mâchonnement dans l'obscurité: le vieil homme étendu sur un journal s'est redressé sur un coude, a ouvert une boîte de conserve, et il mange avec une série de lapements comme font ceux qui n'ont plus beaucoup de dents. Le fracas métallique du couvercle refermé me fait grimacer par sa laideur rêche. L'homme se couche, cherche une position confortable dans le froissement des pages de journal et bientôt commence à ronfler.
Le jugement que j'essayais de retenir m'envahit, à la fois compassion et colère. Je pense à ce magma humain qui respire comme un seul être, à sa résignation, à son oubli inné du confort, à son endurance face à l'absurde. Six heures de retard. Je me tourne, j'observe la salle plongée dans l'obscurité. Mais ils pourraient très bien y passer encore plusieurs nuits. Ils pourraient s'habituer à y vivre! Comme ça, sur un journal déplié, le dos contre le radiateur, avec une boîte de conserve pour toute nourriture. La supposition me paraît tout à coup vraisemblable. Un cauchemar très vraisemblable. D'ailleurs, la vie dans ces bourgades à mille lieues de la civilisation est faite d'attentes, de résignation, de chaleur humide au fond des chaussures. Et cette gare assiégée par la tempête n'est rien d'autre que le résumé de l'histoire du pays. De sa nature profonde. Ces espaces qui rendent absurde toute tentative d'agir. La surabondance d'espace qui engloutit le temps, qui égalise tous les délais, toutes les durées, tous les projets. Demain signifie «un jour, peut-être», le jour où l'espace, les neiges, le destin le permettront. Le fatalisme…
Je parcours, plutôt par dépit, ces sentiers battus du caractère national, ces questions maudites de la russité abordées par tant de têtes pensantes. Un pays en dehors de l'Histoire, le pesant héritage de Byzance, deux siècles de joug tatare, cinq siècles de servage, révolutions, Staline, East is East…
Après ces quelques tours de piste, la réflexion retombe dans l'obtuse bonhomie du présent et se tait, impuissante. Ces belles formules expliquent tout et n'expliquent rien. Elles s'effacent devant l'évidence de cette nuit, de cette masse endormie qui dégage une odeur de manteaux mouillés, de corps las, d'alcool cuvé et de conserves tièdes. D'ailleurs comment juger ce vieillard sur son journal déplié, cet être touchant dans sa résignation, insupportable pour la même raison, cet homme qui a certainement traversé les deux grandes guerres de l'empire, survécu aux répressions, aux famines, et qui ne pense même pas avoir mérité mieux que cette couche sur le sol couvert de crachats et de mégots? Et cette jeune mère qui vient de s'endormir et, de madone, est devenue une idole de bois aux yeux bridés, aux traits de bouddha? Si je les réveillais et les interrogeais sur leur vie, ils déclareraient sans broncher que le pays où ils vivent est un paradis, à quelques retards de train près. Et si soudain le haut-parleur annonçait d'une voix d'acier le début d'une guerre, toute cette masse s'ébranlerait, prête à vivre cette guerre comme allant de soi, prête à souffrir, à se sacrifier, avec une acceptation toute naturelle de la faim, de la mort ou de la vie dans la boue de cette gare, dans le froid des plaines qui s'étendent derrière les rails.
Je me dis qu'une telle mentalité a un nom. Un terme que j'ai entendu récemment dans la bouche d'un ami, auditeur clandestin des radios occidentales. Une appellation que j'ai sur le bout de la langue et que seule la fatigue m'empêche de reproduire. Je me secoue et le mot, lumineux et définitif, éclate: «Homo sovieticus!»
Sa puissance jugule l'amas opaque des vies autour de moi. «Homo sovieticus» recouvre entièrement cette stagnation humaine, jusqu'à son moindre soupir, jusqu'au grincement d'une bouteille sur le bord d'un verre, jusqu'aux pages de la Pravda sous le corps maigre de ce vieillard dans son manteau usé, ces pages remplies de comptes-rendus de performances et de bonheur.
Avec une délectation puérile, je passe un moment à jouer: le mot, véritable mot-clef, oui une clef! glisse dans toutes les serrures de la vie du pays, parvient à percer le secret de tous les destins. Et même le secret de l'amour, tel qu'il est vécu dans ce pays, avec son puritanisme officiel et, contrebande presque tolérée, cette prostituée qui exerce son métier à quelques mètres des grands panneaux à l'effigie de Lénine et aux mots d'ordre édifiants…
Avant de m'endormir, j'ai le temps de constater que la maîtrise de ce mot magique me sépare de la foule. Je suis comme eux, certes, mais je peux nommer notre condition humaine et, par conséquent, y échapper. Le faible roseau, mais qui se sait tel, donc… «La vieille et hypocrite astuce de l'intelligentsia…», souffle en moi une voix plus lucide, mais le confort mental que m'offre l' «Homo sovieticus» fait vite taire cette contestation.