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Paphnuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer ses conseils. Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petit jardin, il se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis que la colombe se balançait sur son dos arrondi. À cette vue il fut pris de l’envie de pleurer.

En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut que c’était des myriades de petits chacals. Cette nuit-là, il vit en songe une haute colonne de pierre, surmontée d’une figure humaine et il entendit une voix qui disait:

– Monte sur cette colonne!

À son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, il assembla ses disciples et leur parla de la sorte:

– Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller où Dieu m’envoie. Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-même et prenez soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu.

Tandis qu’il s’éloignait, ils demeuraient prosternés à terre et, quand ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire à l’horizon des sables.

Il marcha jour et nuit, jusqu’à ce qu’il eût atteint les ruines de ce temple bâti jadis par les idolâtres et dans lequel il avait dormi parmi les scorpions et les sirènes lors de son voyage merveilleux. Les murs couverts de signes magiques étaient debout. Trente fûts gigantesques qui se terminaient en têtes humaines ou en fleurs de lotus soutenaient encore d’énormes poutres de pierre. Seule à l’extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué son faix antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tête d’une femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front des cornes de vache.

Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait été montrée dans son rêve et il l’estima haute de trente-deux coudées. S’étant rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle de cette hauteur et, quand l’échelle fut appliquée à la colonne, il y monta, s’agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur:

– Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m’as choisie. Puissé-je y rester en ta grâce jusqu’à l’heure de ma mort.

Il n’avait point pris de vivres, s’en remettant à la Providence divine et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi subsister. Et en effet, le lendemain, vers l’heure de none, des femmes vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l’eau fraîche, que les jeunes garçons montèrent jusqu’au faîte de la colonne.

Le chapiteau n’était pas assez large pour que le moine pût s’y étendre tout de son long, en sorte qu’il dormait les jambes croisées et la tête contre la poitrine, et le sommeil était pour lui une fatigue plus cruelle que la veille. À l’aurore, les éperviers l’effleuraient de leurs ailes, et il se réveillait plein d’angoisse et d’épouvante.

Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l’échelle, craignait Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleil et à la pluie, et redoutant qu’il ne vînt à choir pendant son sommeil, cet homme pieux établit sur la colonne un toit et une balustrade.

Cependant le renom d’une si merveilleuse existence se répandait de village en village et les laboureurs de la vallée venaient le dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite. Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent la faveur de se bâtir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient se ranger en cercle autour du maître qui leur faisait entendre des paroles d’édification:

– Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petits enfants que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair est la source et le principe de tous les péchés: ils sortent de lui comme d’un père. L’orgueil, l’avarice, la paresse, la colère et l’envie sont sa postérité bien-aimée. Voici ce que j’ai vu dans Alexandrie: j’ai vu les riches emportés par le vice de luxure qui, semblable à un fleuve à la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.

Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d’une telle nouveauté, voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuve la voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se défendre de penser que Dieu l’avait érigé en exemple aux solitaires. À sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent point leur surprise; s’étant consultés, ils tombèrent d’accord pour blâmer une pénitence si extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuce à descendre.

– Un tel genre de vie est contraire à l’usage, disaient-ils; il est singulier et hors de toute règle.

Mais Paphnuce leur répondit:

– Qu’est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers comme lui-même? C’est par un signe de Dieu que je suis monté ici; c’est un signe de Dieu qui m’en fera descendre.

Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de l’ermitage aérien. Plusieurs d’entre eux, pour imiter le saint, se hissèrent sur les décombres du temple; mais blâmés de leurs frères et vaincus par la fatigue, ils renoncèrent bientôt à ces pratiques. Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient de très loin et ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l’idée de leur vendre de l’eau fraîche et des pastèques. Adossée à la colonne, derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous une toile à raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? À l’exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et construisit un four tout à côté, dans l’espoir de vendre des pains et des gâteaux aux étrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait sans cesse et que les habitants des grandes villes d’Égypte commençaient à venir, un homme avide de gain éleva un caravansérail pour loger les maîtres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs mulets. Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontées de l’image du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en égyptien: On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la vraie bière de Cilicie. Sur les murs, sculptés de figures antiques, les marchands suspendaient des guirlandes d’oignons et des poissons fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux hôtes des ruines, les rats, s’enfuyaient en longue file vers le fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes. Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, des maçons bâtissaient des couvents, des chapelles, des églises. Au bout de six mois, une ville était fondée, avec un corps de garde, un tribunal, une prison et une école tenue par un vieux scribe aveugle.

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