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Les pèlerins succédaient sans cesse aux pèlerins. Les évêques et les chorévêques accouraient, pleins d’admiration. Le patriarche d’Antioche, qui se trouvait alors en Égypte, vint avec tout son clergé. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite et les chefs des Églises de Lybie suivirent, en l’absence d’Athanase, le sentiment du patriarche. Ce qu’ayant appris, les abbés Ephrem et Sérapion vinrent s’excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premières défiances. Paphnuce leur répondit:

– Sachez, mes frères, que la pénitence que j’endure est à peine égale aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et la force m’étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, du haut du socle où Dieu m’a porté, je vois les êtres humains s’agiter comme des fourmis. Mais à le considérer en dedans, l’homme est immense: il est grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s’étend devant moi, ces monastères, ces hôtelleries, ces barques sur le fleuve, ces villages, et ce que je découvre au loin de champs, de canaux, de sables et de montagnes, tout cela n’est rien au regard de ce qui est en moi. Je porte dans mon cœur des villes innombrables et des déserts illimités. Et le mal, le mal et la mort, étendus sur cette immensité, la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis à moi seul un univers de pensées mauvaises.

Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était en lui.

Le septième mois, il vint d’Alexandrie, de Bubaste et de Saïs des femmes, qui longtemps stériles, espéraient obtenir des enfants par l’intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Elles frottaient contre la pierre leurs ventres inféconds. Puis ce furent, à perte de vue, des chariots, des litières, des brancards qui s’arrêtaient, se pressaient, se poussaient sous l’homme de Dieu. Il en sortait des malades effrayants à voir. Des mères présentaient à Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membres étaient retournés, les yeux révulsés, la bouche écumeuse et la voix rauque. Il imposait sur eux les mains. Des aveugles s’approchaient, les bras allongés, et levaient vers lui, au hasard, leur face percée de deux trous sanglants. Des paralytiques lui montraient l’immobilité pesante, la maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des boiteux lui présentaient leur pied-bot; des cancéreuses prenant leur poitrine à deux mains, découvraient devant lui leur sein dévoré par l’invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient déposer à terre, et il semblait qu’on déchargeât des outres. Il les bénissait. Des Nubiens, atteints de la lèpre éléphantine, avançaient d’un pas lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanimé. Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civière une jeune fille d’Aphroditopolis qui, après avoir vomi du sang, dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses parents, qui la croyaient morte, avaient posé une palme sur sa poitrine. Paphnuce, ayant prié Dieu, la jeune fille souleva la tête et ouvrit les yeux.

Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par le saint, les malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin, accouraient de toutes les parties Égypte en légions innombrables. Dès qu’ils apercevaient la stèle, ils étaient saisis de convulsions, se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose à peine croyable! les assistants, agités à leur tour par un violent délire, imitaient les contorsions des épileptiques. Moines et pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, se débattaient pêle-mêle, les membres tordus, la bouche écumeuse, avalant de la terre à poignée et prophétisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson lui secouer les membres et criait vers Dieu:

– Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes les impuretés de ce peuple, et c’est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de mauvais esprits.

Thaïs - pic_9.jpg

Chaque fois qu’un malade s’en allait guéri, les assistants l’acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de répéter:

– Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé.

Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonne miraculeuse; des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images votives. Des Grecs y traçaient des distiques ingénieux, et comme chaque pèlerin venait y graver son nom, la pierre fut bientôt couverte à hauteur d’homme d’une infinité de caractères latins, grecs, coptes, puniques, hébreux, syriaques et magiques.

Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité du miracle une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au temps des mystères antiques. On voyait se mêler, se confondre sur une vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes, le pagne blanc des Nubiens, le manteau court des Grecs, la toge aux longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des Barbares et les tuniques lamées d’or des courtisanes. Des femmes voilées passaient sur leur âne, précédées d’eunuques noirs qui leur frayaient un chemin à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un tapis à terre, faisaient des tours d’adresse et jonglaient avec élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et le mauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique, les glapissements des mendiants qui répétaient d’antiques chansons de harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes fraîches. Et tous ces êtres divers s’étouffaient sous le ciel blanc, dans un air épais, chargé du parfum des femmes, de l’odeur des nègres, de la fumée des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à des bergers pour les brûler devant le saint.

La nuit venue, de toutes parts s’allumaient des feux, des torches, des lanternes, et ce n’étaient plus qu’ombres rouges et formes noires. Debout au milieu d’un cercle d’auditeurs accroupis, un vieillard, le visage éclairé par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou enchanta son cœur, se l’arracha de la poitrine, le mit dans un acacia et puis se changea lui-même en arbre. Il faisait de grands gestes, que son ombre répétait avec des déformations risibles, et l’auditoire émerveillé poussait des cris d’admiration. Dans les cabarets, les buveurs, couchés sur des divans, demandaient de la bière et du vin. Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, représentaient devant eux des scènes religieuses et lascives. À l’écart, des jeunes hommes jouaient aux dés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans l’ombre les prostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées, s’élevait l’immuable colonne; la tête aux cornes de vache regardait dans l’ombre et au-dessus d’elle Paphnuce veillait, entre le ciel et la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable à l’épaule nue d’une déesse. Les collines ruissellent de lumière et d’azur, et Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des eaux, parmi les saphirs de la nuit.

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