Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– De deux choses l’une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les précédentes, vient de Dieu; elle était bonne et c’est ma perversité naturelle qui l’a gâtée, comme le vin s’aigrit dans une tasse impure. J’ai, par mon indignité, changé l’édification en scandale, ce dont le chacal diabolique a immédiatement tiré un grand avantage. Ou bien cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et elle était empestée. Et dans ce cas, je doute à présent si les précédentes avaient, comme je l’ai cru, une céleste origine. Je suis donc incapable d’une sorte de discernement, qui est nécessaire à l’ascète. Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je sens l’effet sans m’en expliquer la cause.

Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse:

– Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui vient de l’Autre!

Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas convenable d’éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute, résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution demeura stérile. L’absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu’il lisait, qu’il méditait, qu’il priait ou qu’il contemplait. Son approche idéale était précédée par un bruit léger, tel que celui d’une étoffe qu’une femme froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que n’offrent point les réalités, lesquelles sont par elles-mêmes mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui procèdent de la solitude, en portent les profonds caractères et présentent une fixité puissante. Elle venait à lui sous diverses apparences; tantôt pensive, le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue comme au banquet d’Alexandrie, d’une robe couleur de mauve, semée de fleurs d’argent; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voiles légers et baignée encore des ombres tièdes de la grotte des Nymphes; tantôt pieuse et rayonnant, sous la bure, d’une joie céleste; tantôt tragique, les yeux nageant dans l’horreur de la mort et montrant sa poitrine nue, parée du sang de son cœur ouvert. Ce qui l’inquiétait le plus dans ces visions, c’était que les couronnes, les tuniques, les voiles, qu’il avait brûlés de ses propres mains pussent ainsi revenir; il lui devenait évident que ces choses avaient une âme impérissable et il s’écriait:

– Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent à moi!

Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n’en éprouvait que plus d’inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tentations, il espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.

– Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils, c’était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse de ce que j’ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mon doux Jésus! mon Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantôme accomplisse ce que n’a point accompli le corps. Quand j’ai triomphé de la chair, ne souffre pas que l’ombre me terrasse. Je connais que je suis exposé présentement à des dangers plus grands que ceux que je connus jamais. J’éprouve et je sais que le rêve a plus de puissance que la réalité. Et comment en pourrait-il être autrement, puisqu’il est lui-même une réalité supérieure? Il est l’âme des choses. Platon lui-même, bien qu’il ne fût qu’un idolâtre, a reconnu l’existence propre des idées. Dans ce banquet des démons où tu m’as accompagné, Seigneur, j’ai entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais non point, certes, dénués d’intelligence, s’accorder à reconnaître que nous percevons dans la solitude, dans la méditation et dans l’extase des objets véritables; et ton Écriture, mon Dieu, atteste maintes fois la vertu des songes et la force des visions formées, soit par toi, Dieu splendide, soit par ton adversaire.

Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu, et Dieu ne se hâtait point de l’éclairer. Ses nuits n’étaient plus qu’un long rêve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un matin, il se réveilla en poussant des soupirs tels qu’il en sort, à la clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des crimes. Thaïs était venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis qu’il pleurait, elle s’était glissée dans sa couche. Il ne lui restait plus de doutes: l’image de Thaïs était une image impure.

Le cœur soulevé de dégoût, il s’arracha de sa couche souillée et se cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule. Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuce était seul. Le fantôme l’avait enfin quitté et son absence même était épouvantable. Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein d’horreur:

– Comment ne l’ai-je point repoussée? Comment ne me suis-je pas arraché de ses bras froids et de ses genoux brûlants?

Il n’osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons n’y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le seuil, entrèrent à la file et s’allèrent blottir sous le lit. À l’heure de vêpres, il en vint un huitième dont l’odeur était infecte. Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus petits à mesure qu’ils se multipliaient et, n’étant pas plus gros que des rats, ils couvraient l’aire, la couche et l’escabeau. Un d’eux, ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.

Pour expier l’abomination de son rêve et fuir les pensées impures, Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux singuliers, à des œuvres très neuves. Mais avant d’accomplir son dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui demander conseil.

Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C’était au déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une colombe qui s’était posée sur son épaule.

– Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce! Admire sa bonté: il m’envoie les bêtes qu’il a créées pour que je m’entretienne avec elles de ses œuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou, et dis si ce n’est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n’as-tu pas, mon frère, à m’entretenir de quelque pieux sujet? S’il en est ainsi, je poserai là mon arrosoir et je t’écouterai.

Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la foule des chacals.

– Ne penses-tu pas, mon père, ajouta-t-il, que je dois m’enfoncer dans le désert, afin d’y accomplir des travaux extraordinaires et d’étonner le diable par mes austérités?

– Je ne suis qu’un pauvre pécheur, répondit Palémon, et je connais mal les hommes, ayant passé toute ma vie dans ce jardin, avec des gazelles, de petits lièvres et des pigeons. Mais il me semble, mon frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passé sans ménagement des agitations du siècle au calme de la solitude. Ces brusques passages ne peuvent que nuire à la santé de l’âme. Il en est de toi, mon frère, comme d’un homme qui s’expose presque dans le même temps à une grande chaleur et à un grand froid. La toux l’agite et la fièvre le tourmente. À ta place, frère Paphnuce, loin de me retirer tout de suite dans quelque désert affreux, je prendrais les distractions qui conviennent à un moine et à un saint abbé. Je visiterais les monastères du voisinage. Il y en a d’admirables, à ce que l’on rapporte. Celui de l’abbé Sérapion contient, m’a-t-on dit, mille quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divisés en autant de légions qu’il y a de lettres dans l’alphabet grec. On assure même que certains rapports sont observés entre le caractère des moines et la figure des lettres qui les désignent et que, par exemple, ceux qui sont placés sous le Z ont le caractère tortueux, tandis que les légionnaires rangés sous l’I ont l’esprit parfaitement droit. Si j’étais de toi, mon frère, j’irais m’en assurer de mes yeux, et je n’aurais point de repos que je n’aie contemplé une chose si merveilleuse. Je ne manquerais pas d’étudier les constitutions des diverses communautés qui sont semées sur les bords du Nil, afin de pouvoir les comparer entre elles. Ce sont là des soins convenables à un religieux tel que toi. Tu n’es pas sans avoir ouï dire que l’abbé Ephrem a rédigé des règles spirituelles d’une grande beauté. Avec sa permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile. Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumées à manier la bêche, n’auraient pas la souplesse qu’il faut pour conduire sur le papyrus le mince roseau de l’écrivain. Mais toi, mon frère, tu possèdes la connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne saurait trop admirer une belle écriture. Le travail de copiste et de lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensées. Frère Paphnuce, que ne mets-tu par écrit les enseignements de Paul et d’Antoine, nos pères? Peu à peu tu retrouveras dans ces pieux travaux la paix de l’âme et des sens; la solitude redeviendra aimable à ton cœur et bientôt tu seras en état de reprendre les travaux ascétiques que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il ne faut pas attendre un grand bien d’une pénitence excessive. Du temps qu’il était parmi nous, notre père Antoine avait coutume de dire: «L’excès du jeûne produit la faiblesse et la faiblesse engendre l’inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des abstinences indiscrètement prolongées. On peut dire de ceux-ci qu’ils se plongent le poignard dans le sein et qu’ils se livrent, inanimés au pouvoir du démon.» Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis qu’un ignorant, mais avec la grâce de Dieu, j’ai retenu les propos de notre père.

31
{"b":"100775","o":1}