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» C’est ainsi qu’Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et dans la souffrance. Elle mourut, et les Lacédémoniens montrent son tombeau, car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter tous les fruits amers qu’elle avait semés. Mais, s’échappant de la chair décomposée d’Hélène, elle s’incarna dans une autre forme de femme et s’offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps en corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle prend sur elle les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera sa rédemption et la nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche poitrine, dans la paix du ciel reconquis.

HERMODORE – Ce mythe ne m’était point inconnu. Il me souvient qu’on a conté qu’en une de ses métamorphoses, cette divine Hélène vivait auprès du magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que sa déchéance était involontaire et que les anges l’avaient entraînée dans leur chute.

ZENOTHEMIS – Hermodore, il est vrai que des hommes mal initiés aux mystères ont pensé que la triste Eunoia n’avait pas consenti sa propre déchéance. Mais, s’il en était ainsi qu’ils prétendent, Eunoia ne serait pas la courtisane expiatrice, l’hostie couverte de toutes les macules, le pain imbibé du vin de nos hontes, l’offrande agréable, le sacrifice méritoire, l’holocauste dont la fumée monte vers Dieu. S’ils n’étaient point volontaires ses péchés n’auraient point de vertu.

CALLICRATE – Mais veux-tu que je t’apprenne, Zénothémis, dans quel pays, sous quel nom, en quelle forme adorable vit aujourd’hui cette Hélène toujours renaissante?

ZENOTHEMIS – Il faut être très sage pour découvrir un tel secret. Et la sagesse, Callicrate, n’est pas donnée aux poètes, qui vivent dans le monde grossier des formes et s’amusent, comme les enfants, avec des sons et de vaines images.

CALLICRATE – Crains d’offenser les dieux, impie Zénothémis; les poètes leur sont chers. Les premières lois furent dictées en vers par les immortels eux-mêmes, et les oracles des dieux sont des poèmes. Les hymnes ont pour les oreilles célestes d’agréables sons. Qui ne sait que les poètes sont des devins et que rien ne leur est caché? Étant poète moi-même et ceint du laurier d’Apollon, je révélerai à tous la dernière incarnation d’Eunoia. L’éternelle Hélène est près de vous: elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudée aux coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont des larmes, les lèvres des baisers. C’est elle! Charmante comme aux jours de Priam et de l’Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd’hui Thaïs.

PHILINA – Que dis-tu, Callicrate? Notre chère Thaïs aurait connu Paris, Mélénas et les Achéens aux belles cnémides qui combattaient devant Ilion! Était-il grand, Thaïs, le cheval de Troie?

ARISTOBULE – Qui parle d’un cheval?

– J’ai bu comme un Thrace! s’écria Chéréas. Et il roula sous la table.

Callicrate, élevant sa coupe:

– Je bois aux Muses héliconiennes, qui m’ont promis une mémoire que n’obscurcira jamais l’aile sombre de la nuit fatale!

Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se balançait lentement sur ses larges épaules.

Depuis quelque temps, Dorion s’agitait dans son manteau philosophique. Il s’approcha en chancelant du lit de Thaïs:

– Thaïs, je t’aime, bien qu’il soit indigne de moi d’aimer une femme.

THAIS – Pourquoi ne m’aimais-tu pas tout à l’heure?

DORION – Parce que j’étais à jeun.

THAIS – Mais moi, mon pauvre ami, qui n’ai bu que de l’eau, souffre que je ne t’aime pas.

Dorion n’en voulut pas entendre davantage et se glissa auprès de Drosé qui l’appelait du regard pour l’enlever à son amie. Zénothémis prenant la place quittée donna à Thaïs un baiser sur la bouche.

THAIS – Je te croyais plus vertueux.

ZENOTHEMIS – Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus à aucune loi.

THAIS – Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans les bras d’une femme?

ZENOTHEMIS – Le corps peut céder au désir, sans que l’âme en soit occupée.

THAIS – Va-t’en! Je veux qu’on m’aime de corps et d’âme. Tous ces philosophes sont des boucs!

Les lampes s’éteignaient, une à une. Un jour pâle, qui pénétrait par les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés à côté de Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule. Zénothémis pressait dans ses bras Philina défaite. Dorion versait sur la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis de la blanche poitrine agitée par le rire et que le philosophe poursuivait avec ses lèvres pour les boire sur la chair glissante. Eucrite se leva; et posant le bras sur l’épaule de Nicias, il l’entraîna au fond de la salle.

– Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoi penses-tu?

– Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins d’Adonis.

– Que veux-tu dire?

– Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année de petits jardins sur leur terrasse, en plantant pour l’amant de Vénus des rameaux dans des vases d’argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et se fanent.

– Ami, n’ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C’est folie de s’attacher à ce qui passe.

– Si la beauté n’est qu’une ombre le désir n’est qu’un éclair. Quelle folie y a-t-il à désirer la beauté? N’est-il pas raisonnable, au contraire, que ce qui passe aille à ce qui ne dure pas et que l’éclair dévore l’ombre glissante?

– Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi: sois libre. C’est par là qu’on est homme.

– Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un corps?

– Tu le verras tout à l’heure, mon fils. Tout à l’heure tu diras: Eucrite était libre.

Le vieillard parlait adossé à une colonne de porphyre, le front éclairé par les premiers rayons de l’aube. Hermodore et Marcus, s’étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tous quatre, indifférents aux rires et aux cris des buveurs, s’entretenaient des choses divines. Eucrite s’exprimait avec tant de sagesse que Marcus lui dit:

– Tu es digne de connaître le vrai Dieu.

Eucrite répondit:

– Le vrai Dieu est dans le cœur du sage. Puis ils parlèrent de la mort.

– Je veux, dit Eucrite, qu’elle me trouve occupé à me corriger moi-même et attentif à tous mes devoirs. Devant elle, je lèverai au ciel mes mains pures et je dirai aux dieux: «Vos images, dieux, que vous avez posées dans le temple de mon âme, je ne les ai point souillées; j’y ai suspendu mes pensées ainsi que des guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J’ai vécu en conformité avec votre providence. J’ai assez vécu.»

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