MARCUS – Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, comme Hermodore et Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n’a pas créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné naissance à un fils unique, par qui toutes choses ont été faites.
HERMODORE – Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms d’Hermès, de Mithra, d’Adonis, d’Apollon et de Jésus.
MARCUS – Je ne serais point chrétien si je lui donnais d’autres noms que ceux de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais il n’est pas éternel, puisqu’il a eu un commencement; quant à penser qu’il existait avant d’être engendré, c’est une absurdité qu’il faut laisser aux mulets de Nicée et à l’âne rétif qui gouverna trop longtemps Église d’Alexandrie sous le nom maudit d’Athanase.
À ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d’une sueur d’agonie, fit le signe de la croix et persévéra dans son silence sublime.
Marcus poursuivit:
– Il est clair que l’inepte symbole de Nicée attente à la majesté du Dieu unique, en l’obligeant à partager ses indivisibles attributs avec sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent faites. Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias; sache, que, pas plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L’ouvrier, ce n’est pas lui, c’est son fils unique, c’est Jésus qui, ayant créé le monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la création ne pouvait être parfaite et le mal s’y était mêlé nécessairement au bien.
NICIAS – Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le mal?
Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras étendu sur la nappe, montra un petit âne, en métal de Corinthe, qui portait deux paniers contenant, l’un des olives blanches, l’autre des olives noires.
– Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flatté par le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci soient claires et celles-là sombres. Mais si elles étaient douées de pensée et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu’une olive soit blanche, il est mal qu’elle soit noire, et le peuple des olives noires détesterait le peuple des olives blanches. Nous en jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d’elles que les dieux sont au-dessus de nous. Pour l’homme qui ne voit qu’une partie des choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout était beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu’il y ait du mal, ainsi que l’a démontré le second Platon, plus grand que le premier.
EUCRITE – Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont il ne détruit pas l’indestructible harmonie, mais pour le méchant qui le fait et qui pouvait ne pas le faire.
COTTA – Par Jupiter! voilà un bon raisonnement!
EUCRITE – Le monde est la tragédie d’un excellent poète. Dieu qui la composa, a désigné chacun de nous pour y jouer un rôle. S’il veut que tu sois mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t’a été assigné.
NICIAS – Assurément il sera bon que le boiteux de la tragédie boite comme Héphaïstos; il sera bon que l’insensé s’abandonne aux fureurs d’Ajax, que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phèdre, que le traître trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand la pièce sera jouée, tous les acteurs, rois, justes, tyrans sanguinaires, vierges pieuses, épouses impudiques, citoyens magnanimes et lâches assassins recevront du poète une part égale de félicitations.
EUCRITE – Tu dénatures ma pensée, Nicias, et changes une belle jeune fille en gorgone hideuse. Je te plains d’ignorer la nature des dieux, la justice et les lois éternelles.
ZENOTHEMIS – Pour moi, mes amis, je crois à la réalité du bien et du mal. Mais je suis persuadé qu’il n’est pas une seule action humaine, fût-ce le baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rédemption. Le mal concourt au salut final des hommes, et en cela, il procède du bien et participe des mérites attachés au bien. C’est ce que les chrétiens ont admirablement exprimé par le mythe de cet homme au poil roux qui pour trahir son maître lui donna le baiser de paix, et assura par un tel acte le salut des hommes. Aussi rien n’est-il, à mon sens, plus injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le tapissier poursuivent le plus malheureux des apôtres de Jésus, sans songer que le baiser de l’Iscariote, annoncé par Jésus lui-même, était nécessaire selon leur propre doctrine à la rédemption des hommes et que, si Judas n’avait pas reçu la bourse de trente sicles, la sagesse divine était démentie, la Providence déçue, ses desseins renversés et le monde rendu au mal, à l’ignorance, à la mort.
MARCUS – La sagesse divine avait prévu que Judas, libre de ne pas donner le baiser du traître, le donnerait pourtant. C’est ainsi qu’elle a employé le crime de l’Iscariote comme une pierre dans l’édifice merveilleux de la rédemption.
ZENOTHEMIS – Je t’ai parlé tout à l’heure, Marcus, comme si je croyais que la rédemption des hommes avait été accomplie par Jésus crucifié, parce que je sais que telle est la croyance des chrétiens et que j’entrais dans leur pensée pour mieux saisir le défaut de ceux qui croient à la damnation éternelle de Judas. Mais en réalité Jésus n’est à mes yeux que le précurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystère de la rédemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux de l’entendre, comment il s’est véritablement accompli sur la terre.
Les convives firent un signe d’assentiment. Semblables aux vierges athéniennes avec les corbeilles sacrées de Cérès, douze jeunes filles, portant sur leur tête des paniers de grenades et de pommes, entrèrent dans la salle d’un pas léger dont la cadence était marquée par une flûte invisible. Elles posèrent les paniers sur la table, la flûte se tut et Zénothémis parla de la sorte:
– Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elle confia aux anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent point la sérénité qui convient aux maîtres. Voyant que les filles des hommes étaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et ils s’unirent à elles. De ces hymens sortit une race violente qui couvrit la terre d’injustice et de cruautés, et la poussière des chemins but le sang innocent. À cette vue Eunoia fut prise d’une tristesse infinie:
– Voilà donc ce que j’ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers le monde. Mes enfants sont plongés par ma faute dans la vie amère. Leur souffrance est mon crime et je veux l’expier. Dieu même, qui ne pense que par moi, serait impuissant à leur rendre la pureté première. Ce qui est fait est fait, et la création est à jamais manquée. Du moins, je n’abandonnerai pas mes créatures. Si je ne puis les rendre heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. Puisque j’ai commis la faute de leur donner des corps qui les humilient, je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et j’irai vivre parmi elles.
» Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s’incarna dans le sein d’une tyndaride. Elle naquit petite et débile et reçut le nom d’Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce et en beauté, et devint la plus désirée des femmes, comme elle l’avait résolu, afin d’être éprouvée dans son corps mortel par les plus illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents, elle se dévoua au rapt et à l’adultère en expiation de tous les adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa par sa beauté la ruine des peuples, pour que Dieu pût pardonner les crimes de l’univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut si adorable qu’aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité, quand ils la peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu’ils lui faisaient cette invocation: – Âme sereine comme le calme des mers!