En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage resplendissait de lumière.
Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allégresse profonde:
– Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l’olive mûre qui tombe, en rendant grâce à l’arbre qui l’a portée et en bénissant la terre sa nourrice!
À ces mots, tirant d’un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea dans sa poitrine.
Quand ceux qui l’écoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du fer avait pénétré dans le cœur du sage; Eucrite était entré dans le repos. Hermodore et Nicias portèrent le corps pâle et sanglant sur un des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des grognements des convives dérangés dans leur assoupissement et des souffles de volupté étouffés dans l’ombre des tapis. Le vieux Cotta, réveillé de son léger sommeil de soldat, était déjà auprès du cadavre, examinant la plaie et criant:
– Qu’on appelle mon médecin Aristée! Nicias secoua la tête:
– Eucrite n’est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d’autres veulent aimer. Il a, comme nous tous, obéi à l’ineffable désir. Et le voilà maintenant semblable aux dieux qui ne désirent rien.
Cotta se frappait le front:
– Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir État, quelle aberration!
Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés immobiles, muets, côte à côte, l’âme débordant de dégoût, d’horreur et d’espérance.
Tout à coup le moine saisit par la main la comédienne; enjamba avec elle les ivrognes abattus près des êtres accouplés et, les pieds dans le vin et le sang répandus, il l’entraîna dehors.
Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades s’étendaient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loin par le faîte étincelant du tombeau d’Alexandre. Sur les dalles de la chaussée, traînaient çà et là des couronnes effeuillées et des torches éteintes. On sentait dans l’air les souffles frais de la mer. Paphnuce arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous ses pieds.
– Tu les as entendus, ma Thaïs! s’écria-t-il. Ils ont craché toutes les folies et toutes les abominations. Ils ont traîné le divin Créateur de toutes choses aux gémonies des démons de l’enfer, nié impudemment le bien et le mal, blasphémé Jésus et vanté Judas. Et le plus infâme de tous, le chacal des ténèbres, la bête puante, l’arien plein de corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sépulcre. Ma Thaïs, tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les talons des esclaves; tu les as vues, ces bêtes accouplées sur les tapis souillés de leurs vomissements; tu l’as vu, ce vieillard insensé, répandre un sang plus vil que le vin répandu dans la débauche, et se jeter au sortir de l’orgie à la face du Christ inattendu! Louanges à Dieu! Tu as regardé l’erreur et tu as connu qu’elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs, rappelle-toi les folies de ces philosophes, et dis si tu veux délirer avec eux. Rappelle-toi les regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable à elles.
Thaïs, le cœur soulevé des dégoûts de cette nuit, et ressentant l’indifférence et la brutalité des hommes, la méchanceté des femmes, le poids des heures, soupirait:
– Je suis fatiguée à mourir, ô mon père! Où trouver le repos? Je me sens le front brûlant, la tête vide et les bras si las que je n’aurais pas la force de saisir le bonheur, si l’on venait le tendre à portée de ma main…
Paphnuce la regardait avec bonté:
– Courage, ô ma sœur: l’heure du repos se lève pour toi, blanche et pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.
Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà, au-dessus du mur, les têtes des platanes et des térébinthes, qui entouraient la grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée au souffle du matin. Une place publique était devant eux, déserte, entourée de stèles et de statues votives, et portant à ses extrémités des bancs de marbre en hémicycle, et que soutenaient des chimères. Thaïs se laissa tomber sur un de ces bancs. Puis, élevant vers le moine un regard anxieux, elle demanda:
– Que faut-il faire?
– Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher. Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille la grappe qui pourrirait sur l’arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin parfumé. Écoute: il est, à douze heures d’Alexandrie, vers l’Occident, non loin de la mer, un monastère de femmes dont la règle, chef-d’œuvre de sagesse, mériterait d’être mise en vers lyriques et chantée aux sons du théorbe et des tambourins. On peut dire justement que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds à terre, ont le front dans le ciel. Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elles veulent être pauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu’il les regarde, chastes afin qu’il les épouse. Il les visite chaque jour en habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel enfin qu’il se montra à Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te conduirai aujourd’hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôt unie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens. Elles t’attendent comme une sœur. Au seuil du couvent, leur mère, la pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: «Ma fille, sois la bienvenue!»
La courtisane poussa un cri d’admiration:
– Albine! une fille des Césars! La petite nièce de l’empereur Carus!
– Elle-même! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et, fille des maîtres du monde, s’éleva au rang de servante de Jésus-Christ. Elle sera ta mère.
Thaïs se leva et dit:
– Mène-moi donc à la maison d’Albine. Et Paphnuce, achevant sa victoire:
– Certes je t’y conduirai et là, je t’enfermerai dans une cellule où tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux filles d’Albine avant d’être lavée de toutes tes souillures. Je scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le sceau que j’aurai mis. N’en doute pas, il viendra, Thaïs; et quel tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs!
Thaïs dit pour la seconde fois:
– Mène-moi, mon père, à la maison d’Albine.
Le cœur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées; ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et des souffles inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant, à l’un des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on entrait dans la maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé l’air, aujourd’hui si léger et si pur, et son âme en fut soudain si désolée qu’une rosée amère jaillit de ses yeux.