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Quand cette partie nocturne de mon quotidien me surgissait à l'esprit sur ce lieu de travail, je ne pouvais que penser ceci: «Non. Tu as inventé cette maison et ces individus. Si tu as l'impression qu'ils existent depuis plus longtemps que ta nouvelle affectation, c'est une illusion. Ouvre les yeux: que pèse la chair de ces précieux humains face à l'éternité de la faïence des sanitaires? Rappelle-toi ces photos de villes bombardées: les gens sont morts, les maisons sont rasées, mais les toilettes se dressent encore fièrement dans le ciel, juchées sur les tuyauteries en érection. Quand l'Apocalypse aura fait son œuvre, les cités ne seront plus que des forêts de chiottes. La chambre douce où tu dors, les personnes que tu aimes, ce sont des créations compensatoires de ton esprit. Il est typique des êtres qui exercent un métier lamentable de se composer ce que Nietzsche appelle un arrière-monde, un paradis terrestre ou céleste auquel ils s'efforcent de croire pour se consoler de leur condition infecte. Leur éden mental est d'autant plus beau que leur tâche est vile. Crois-moi: rien n'existe en dehors des commodités du quarante-quatrième étage. Tout est ici et maintenant.»

Alors je m'approchais de la baie vitrée, parcourais des yeux les onze stations de métro et regardais au bout du trajet: nulle maison n'y était visible ou pensable. «Tu vois bien: cette demeure tranquille est le fruit de ton imagination.»

Il ne me restait plus qu'à coller le front au verre et à me jeter par la fenêtre. Je suis la seule personne au monde à qui est arrivé ce miracle: ce qui m'a sauvé la vie, c'est la défenestration.

Encore aujourd'hui, il doit y avoir des lambeaux de mon corps dans la ville entière.

Les mois passèrent. Chaque jour, le temps perdait de sa consistance. J'étais incapable de déterminer s'il s'écoulait vite ou lentement. Ma mémoire commençait à fonctionner comme une chasse d'eau. Je la tirais le soir. Une brosse mentale éliminait les dernières traces de souillure.

Nettoyage rituel qui ne servait à rien, puisque la cuvette de mon cerveau retrouvait la saleté tous les matins.

Comme l'a remarqué le commun des mortels, les toilettes sont un endroit propice à la méditation. Pour moi qui y étais devenue carmélite, ce fut l'occasion de réfléchir. Et j'y compris une, grande chose: c'est qu'au Japon, l'existence, c’est l’entreprise.

Certes, c'est une vérité qui a déjà été écrite dans nombre de traités d'économie consacrés à ce pays. Mais il y a un mur de différence entre lire une phrase dans un essai et la vivre. Je pouvais me pénétrer de ce qu'elle signifiait pour les membres de la compagnie Yumimoto et pour moi.

Mon calvaire n'était pas pire que le leur. Il était seulement plus dégradant. Cela ne suffisait pas pour que j'envie la position des autres. Elle était aussi misérable que la mienne.

Les comptables qui passaient dix heures par jour à recopier des chiffres étaient à mes yeux des victimes sacrifiées sur l'autel d'une divinité dépourvue de grandeur et de mystère. De toute éternité, les humbles ont voué leur vie à des réalités qui les dépassaient: au moins, auparavant, pouvaient-ils supposer quelque cause mystique à ce gâchis. A présent, ils ne pouvaient plus s'illusionner. Ils donnaient leur existence pour rien.

Le Japon est le pays où le taux de suicide est le plus élevé, comme chacun sait. Pour ma part, ce qui m'étonne, c'est que le suicide n'y soit pas plus fréquent.

Et en dehors de l'entreprise, qu'est-ce qui attendait les comptables au cerveau rincé par les nombres? La bière obligatoire avec des collègues aussi trépanés qu'eux, des heures de métro bondé, une épouse déjà endormie, des enfants déjà lassés, le sommeil qui vous aspire comme un lavabo qui se vide, les rares vacances dont personne ne connaît le mode d'emploi: rien qui mérite le nom de vie.

Le pire, c’est de penser qu’à l’échelle mondiale ces gens sont des privilégiés.

Décembre arriva, mois de ma démission. Ce mot pourrait étonner: j' approchais du terme de mon contrat, il ne s'agissait donc pas de démissionner. Et poùrtant si. Je ne pouvais pas me contenter d'attendre le soir du 7 janvier 1991 et de partir en serrant quelques mains. Dans un pays où, jusqu'à il y a peu, contrat ou pas contrat, on était engagé forcément pour toujours, on ne quittait pas un emploi sans y mettre les formes.

Pour respecter la tradition, je devais présenter ma démission à chaque échelon hiérarchique, c'est-à-dire quatre fois, en commençant par le bas de la pyramide: d'abord à Fubuki, ensuite à monsieur Saito, puis à monsieur Omochi, enfin à monsieur Haneda.

Je me préparai mentalement à cet office. Il allait de soi que j'observerais la grande règle: ne pas me plaindre.

Par ailleurs, j'avais reçu une consigne paternelle: il ne fallait en aucun cas que cette affaire ternisse les bonnes relations entre la Belgique et le pays du Soleil-Levant. Il ne fallait donc pas laisser entendre qu'un Nippon de l'entreprise s'était mal conduit envers moi. Les seuls motifs que j'aurais le droit d'invoquer – car j'aurais à expliquer les raisons pour lesquelles je quittais un poste aussi avantageux – seraient des arguments énoncés à la première personne du singulier.

Sous l'angle de la pure logique, cela ne me laissait pas l'embarras du choix: cela signifiait que je devais prendre tous les torts sur moi. Une telle attitude ne manquerait pas d'être risible mais je partais du principe que les salariés de Yumimoto seraient reconnaissants de me voir l'adopter pour les aider à ne pas perdre la face et m'interrompraient en protestant: «Ne dites pas de mal de vous, vous êtes quelqu'un de très bien!»

Je sollicitai une entrevue avec ma supérieure. Elle me donna rendez-vous en fin d'après-midi dans un bureau vide. Au moment de la rejoindre, un démon murmura dans ma tête: «Dis-lui que, comme madame Pipi, tu peux jgagner plus ailleurs.» J'eus beaucoup de peine à museler ce diable et j'étais déjà au bord du fou rire quand je m'assis en face de la belle.

Le démon choisit cet instant pour me chuchoter cette suggestion: «Dis-lui que tu restes seulement si on met aux chiottes une assiette où chaque usager déposera cinquante yens.»

Je mordis l'intérieur de mes joues pour garder mon sérieux. C'était si difficile que je ne parvenais pas à parler.

Fubuki soupira:

– Eh bien? Vous aviez quelque chose à me dire?

Afin de cacher ma bouche qui se tordait, je baissai la tête autant que possible, ce qui me conféra une apparence d'humilité dont ma supérieure dut être satisfaite.

– Nous approchons du terme de mon contrat et je voulais vous annoncer, avec tous les regrets dont je suis capable, que je ne pourrai le reconduire.

Ma voix était celle, soumise et craintive, de l'inférieure archétypale.

– Ah? Et pourquoi? me demanda-t-elle sèchement.

Quelle question formidable! Je n'étais donc pas la seule à jouer la comédie. Je lui emboîtai le pas avec cette caricature de réponse:

– La compagnie Yumimoto m'a donné de grandes et multiples occasions de faire mes preuves. Je lui en serai éternellement reconnaissante. Hélas, je n'ai pas pu me montrer à la hauteur de l'honneur qui m'était accordé.

Je dus m'arrêter pour me mordre à nouveau l'intérieur des joues, tant ce que je racontais me paraissait comique. Fubuki, elle, ne semblait pas trouver cela drôle, puisqu'elle dit:

– C'est exact. Selon vous, pourquoi n'étiez-vous pas à la hauteur?

Je ne pus m'empêcher de relever la tête pour la regarder avec stupéfaction: était-il possible qu'elle me demande pourquoi je n'étais pas à la hauteur des chiottes de l'entreprise? Son besoin de m'humilier était-il si démesuré? Et s'il en était ainsi, quelle pouvait donc être la nature véritable de ses sentiments à mon égard?

Les yeux dans les siens, pour ne pas rater sa réaction, je prononçai l'énormité suivante:

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