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Je ne perdis pas la face. Pendànt sept mois, je fus postée aux toilettes de la compagnie Yumimoto.

Commença donc une vie nouvelle. Si bizarre que cela puisse paraître, je n'eus pas l'impression de toucher le fond. Ce métier, à tout prendre, était bien moins atroce que celui de comptable – je parle ici de mon poste de vérification des frais de voyages d'affaires. Entre extraire de ma calculette, à longueur de journée, des nombres de plus en plus schizophrènes, et extraire des rouleaux de papier-toilette du débarras, je n'hésite pas.

Dans ce qui serait désormais mon poste, je ne me sentais pas dépassée par les événements. Mon cerveau handicapé comprenait la nature des problèmes qui lui étaient posés. Il n'était plus question de retrouver le cours du mark du 19 mars pour convertir en yens la facture de la chambre d'hôtel, puis de comparer mes résultats avec ceux du monsieur èt de me demander pourquoi il obtenait 23254 et moi 499212. Il fallait convertir de la saleté en propreté et de l'absence de papier en présence de papier.

L'hygiène sanitaire ne va pas sans une hygiène mentale. A ceux qui ne manqueront pas de trouver indigne ma soumission à une décision abjecte, je me dois de dire ceci: jamais, à aucun instant de ces sept mois, je n'ai eu le sentiment d'être humiliée.

Dès le moment où je reçus l'incroyable affectation, j'entrai dans une dimension autre de l'existence: l'univers de la dérision pure et simple. J'imagine que j'y avais basculé par activité réflexe: pour supporter les sept mois que j'allais passer là, je devais changer de références, je devais inverser ce qui jusque-là m'avait tenu lieu de repères.

Et par un processus salvateur de mes facultés immunitaires, ce retournement intérieur fut immédiat. Aussitôt, dans ma tête, le sale devint le propre, la honte devint la gloire, le tortionnaire devint la victime et le sordide devint le comique.

J'insiste sur ce dernier mot: je vécus en ces lieux (c'est le cas de le dire) la période la plus drôle de mon existence qui pourtant en avait connu d'autres. Le matin, quand le métro me conduisait à l'immeuble Yumimoto, j'avais déjà envie de rire à l'idée de ce qui m'attendait. Et lorsque je siégeais en mon ministère, je devais lutter contre de furieux accès de fou rire.

Dans la compagnie, pour une centaine d'hommes, il devait y avoir cinq femmes, au nombre desquelles Fubuki était la seule à avoir accédé au statut de cadre. Restaient donc trois employées qui, elles, travaillaient à d'autres étages: or, je n'étais accréditée qu'aux toilettes du quarante-quatrième niveau. Par conséquent, les commodités pour dames du quarante-quatrième étaient pour ainsi dire le domaine réservé de ma supérieure et moi.

Entre parenthèses, ma limitation géographique au quarante-quatrième prouvait, si besoin était, l'inanité absolue de ma nomination. Si ce que les militaires appellent élégamment «les traces de freinage» représentaient une telle gêne pour les visiteurs, je ne vois pas en quoi elles étaient moins incommodantes au quarante-troisième ou quarante-cinquième étage.

Je ne fis pas valoir cet argument. Si je m'y étais laissée aller, nul doute que l'on m'eût dit: «Très juste. Désormais, les lieux des autres étages relèveront aussi de votre juridiction.» Mes ambitions se satisfirent du quarante-quatrième.

Mon retournement des valeurs n'était pas pur fantasme. Fubuki fut bel et bien humiliée par ce qu'elle interpréta sans doute comme une manifestation de ma force d'inertie. Il était clair qu'elle avait tablé sur ma démission. En restant, je lui jouais un bon tour. Le déshonneur lui revenait en pleine figure.

Certes, cette défaite ne fut jamais consommée par des mots. J'en eus cependant des preuves.

Ainsi, il me fut donné de croiser, aux toilettes masculines, monsieur Haneda en personne. Cette rencontre nous fit à tous les deux une grande impression: à moi, parce qu'il était difficile d'imaginer Dieu en cet endroit; et à lui, sans doute parce qu'il n'était pas au courant de ma promotion.

L'espace d'un instant, il sourit, croyant que, dans ma gaucherie légendaire, je m'étais trompée de commodités. Il cessa de sourire quand il me vit retirer le rouleau de tissu qui n'était plus ni sec ni propre et le remplacer par un nouveau. Dès lors, il comprit et n'osa plus me regarder. Il avait l'air très gêné.

Je ne m'attendis pas à ce que cet épisode changeât mon sort. Monsieur Haneda était un trop bon président pour remettre en cause les ordres de l'un de ses subordonnés, a fortiori s'ils émanaient du seul cadre de sexe féminin de son entreprise. J'eus pourtant des raisons de penser que Fubuki eut à s'expliquer auprès de lui quant à mon affectation.

En effet, le lendemain, aux toilettes des dames, elle me dit d'une voix posée:

– Si vous avez des motifs de vous plaindre, c'est à moi que vous devez les adresser.

– Je ne me suis plainte à personne.

– Vous voyez très bien ce que je veux dire.

Je ne le voyais pas si bien que cela. Qu'eussé-je dû faire pour ne pas avoir l'air de me plaindre? M'enfuir aussitôt des toilettes masculines pour laisser croire que je m'étais bel et bien trompée de commodités?

Toujours est-il que j'adorai la phrase de ma supérieure: «Si vous avez des motifs de vous plaindre…» Ce que j'aimais le plus dans cet énoncé, c'était le «si»: il était envisageable que je n'aie pas de motif de plainte.

La hiérarchie autorisait deux autres personnes à me tirer de là: monsieur Omochi et monsieur Saito.

Il allait de soi que le vice-président ne s'inquiétait pas de mon sort. Il fut au contraire le plus enthousiaste quant à ma nomination. Lorsqu'il me croisait aux chiottes, il me lançait, jovial:

– C'est bien, hein, d'avoir un poste?

Il le disait sans aucune ironie. Sans doute pensait-il que j'allais trouver en cette tâche le nécessaire épanouissement dont seul le travail pouvait être à l'origine. Qu'un être aussi inapte que moi ait enfin une place dans la société constituait à ses yeux un événement positif. Par ailleurs, il devait être soulagé de ne plus me payer à ne rien faire. Si quelqu'un lui avait signifié que cette affectation m'humiliait, il se serait exclamé:

– Et puis quoi encore? C'est en dessous de sa dignité? Elle peut déjà s'estimer heureuse de travailler pour nous.

Le cas de monsieur Saito était très différent. Il semblait profondément ennuyé de cette histoire. J'avais pu m'apercevoir qu'il crevait de peur devant Fubuki: elle dégageait quarante fois plus de force et d'autorité que lui. Pour rien au monde il n'eût osé intervenir.

Quand il me croisait aux toilettes, un rictus nerveux s'emparait de sa figure malingre. Ma supérieure avait eu raison lorsqu'elle m'avait parlé de l'humanité de monsieur Saito. Il était bon mais pusillanime.

Le cas le plus gênant fut ma rencontre en ces lieux avec l'excellent monsieur Tenshi. Il entra et me vit: il changea de figure. La première surprise passée, il devint orange. Il murmura:

– Amélie-san…

Il s'arrêta là, comprenant qu'il n'y avait rien à dire. Il eut alors une attitude étonnante: il sortit aussitôt, sans avoir effectué aucune des fonctions prévues pour cet endroit.

Je ne sus pas si son besoin avait disparu ou s'il était allé aux toilettes d'un autre étage. Il m'apparut qu'une fois encore monsieur Tenshi avait trouvé la solution la plus noble: sa manière à lui de manifester sa désapprobation quant à mon sort était de boycotter les commodités du quarante-quatrième étage. Car je ne l'y revis plus jamais et si angélique fût-il, il ne devait pas être un pur esprit.

Je compris très vite qu'il avait prêché la bonne parole autour de lui; bientôt, aucun membre de la section produits laitiers ne fréquenta plus mon antre. Et peu à peu je constatai une désaffection croissante des toilettes masculines, même de la part des autres secteurs.

Je bénis monsieur Tenshi. De plus, ce boycott constituait une véritable vengeance vis-à-vis de Yumimoto: les employés qui choisissaient d'aller plutôt au quarante-troisième étage perdaient, à attendre l'ascenseur, un temps qu'ils eussent pu mettre au service de la compagnie. Au Japon, cela s'appelle du sabotage: l'un des plus graves crimes nippons, si odieux qu'on utilise le mot français, car il faut être étranger pour imaginer pareille bassesse.

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