Je décidai alors, dans ma générosité, de lui donner à voir le plus beau spectacle qui se pût concevoir. Je revêtis la tenue que Nishio-san m'avait offerte: un petit kimono de soie rosé, orné de nénuphars, avec son large obi rouge, les geta laquées et le parasol de papier pourpre décoré d'une migration de grues blanches. Je me barbouillai la bouche du rouge à lèvres de ma mère et allai me contempler dans le miroir: pas de doute, j'étais magnifique. Personne ne résisterait à une telle apparition.
J'allai d'abord me faire admirer par mes fidèles les plus loyaux, qui poussèrent les cris auxquels je m'attendais. Virevoltant comme le plus convoité des papillons, j'offris ensuite ma superbe au jardin, sous forme d'une danse frénétique et bondissante. J'en profitai pour agrémenter ma mise d'une pivoine géante dont je me coiffai, tel un chapeau cinabre.
Ainsi parée, je me montrai à Kashima-san. Elle n'eut aucune réaction.
Cela me confirma dans mon diagnostic: elle se retenait. Sinon, comment eût-elle pu ne pas s'exclamer à ma vue? Et comme Dieu pour le pécheur, je conçus une commisération absolue pour elle. Pauvre Kashima-san!
Si j'avais su que la prière existait, j'eusse prié pour elle. Mais je ne voyais aucun moyen d'intégrer cette gouvernante aporétique dans ma vision du monde et cela me contrariait.
Je découvrais les limites de mon pouvoir.
Parmi les amis de mon père, il y avait un homme d'affaires vietnamien qui avait épousé une Française. Suite à des problèmes politiques facilement imaginables dans le Vietnam de 1970, cet homme dut repartir de toute urgence vers son pays, emmenant sa femme mais n'osant s'encombrer de leur fils de six ans, qui fut donc confié à mes parents pour une durée indéterminée.
Hugo était un garçon impassible et réservé. Il me fit bonne impression jusqu'au moment où il passa à l'ennemi: mon frère. Les deux garçonnets devinrent inséparables. Je décidai de ne pas nommer Hugo, pour le châtier.
En français, je disais toujours très peu de mots afin de ménager mes effets. Cela devenait intenable. Je ressentais le besoin de clamer des choses aussi cruciales que «Hugo et André sont des cacas verts». Hélas, je n'étais pas censée être capable de prononcer des assertions aussi sophistiquées. Je rongeais mon frein en pensant que les garçons ne perdaient rien pour attendre.
Parfois je me demandais pourquoi je ne montrais pas à mes parents l'étendue de ma parole: pourquoi me priver d'un tel pouvoir? Fidèle sans le savoir à l'étymologie du mot «enfant», je sentais confusément que j'aurais perdu, en parlant, certains égards qui sont dus aux mages et aux débiles mentaux.
Au sud du Japon, avril est d'une douceur voluptueuse. Les parents nous emmenèrent à la mer. Je connaissais déjà très bien l'océan, par la grâce de la baie d'Osaka qui, à l'époque, regorgeait d'immondices: autant nager dans les égouts. Nous allâmes donc de l'autre côté du pays, à Tottori, où je découvris la mer du Japon, dont la beauté me subjugua. Les Nippons qualifient cette mer de mâle, par opposition à l'océan, qu'ils jugent femelle: cette distinction me laissa perplexe. Je ne l'ai pas comprise davantage aujourd'hui.
La plage de Tottori était grande comme le désert. Je traversai ce Sahara et parvins à la lisière de l'eau. Elle avait aussi peur que moi: à la manière des enfants timides, elle avançait et reculait sans cesse. Je l'imitai.
Tous les miens y plongèrent. Ma mère m'appela. Je n'osai pas les suivre, malgré la bouée qui me ceinturait. Je regardais la mer avec terreur et désir. Maman vint prendre ma main et m'entraîna. Soudain, j'échappai à la pesanteur terrestre: le fluide s'empara de moi et me jucha à sa surface. Je poussai un hurlement de plaisir et d'extase. Majestueuse comme Saturne avec ma bouée pour anneau, je restai dans l'eau des heures durant. Il fallut m'en retirer de force.
– Mer!
Ce fut le septième mot.
Très vite, j'appris à me passer de la bouée. Il suffisait de gigoter les jambes et les bras et on obtenait quelque chose qui ressemblait à la nage d'un chiot. Comme c'était fatigant, je m'arrangeais pour rester là où j'avais pied.
Un jour, il y eut un prodige: j'entrai dans la mer, je me mis à marcher droit devant moi en direction de la Corée et constatai que le fond ne descendait plus. Il s'était surélevé pour moi. Le Christ marchait sur les eaux; moi, je faisais monter le sol marin. A chacun ses miracles. Exaltée, je résolus de marcher à tête sèche jusqu'au continent.
Je fonçai vers l'inconnu, foulant le doux tapis de ce fond si complaisant. Je marchai, je marchai, m'éloignant du Japon à pas de titan, pensant qu'il était fabuleux d'avoir de tels pouvoirs.
Je marchai, je marchai – et soudain je tombai. Le banc de sable qui m'avait portée jusque-là s'était affaissé. Je perdis pied. L'eau m'avala. J'essayai de gigoter les bras et les jambes pour revenir à la surface, mais chaque fois que ma tête émergeait, une vague nouvelle me la replongeait sous les flots, tel un tortionnaire cherchant à me soutirer des aveux.
Je compris que j'étais en train de me noyer. Quand mes yeux sortaient de la mer, je voyais la plage qui me paraissait si loin, mes parents qui siestaient et des gens qui m'observaient sans bouger, fidèles au vieux principe nippon de ne jamais sauver la vie de quiconque, car ce serait le contraindre à une gratitude trop grande pour lui.
Ce spectacle de mon public assistant à ma mort était encore plus effrayant que mon trépas.
Je criai:
– Tasukete!
En vain.
Je me dis alors qu'il n'était plus temps de faire des pudeurs avec la langue française et je traduisis le cri précédent en hurlant:
– Au secours!
C'était peut-être cela, l'aveu que l'eau voulait obtenir de moi: que je parlais la langue de mes parents. Hélas, ces derniers ne m'entendirent pas. Les spectateurs nippons respectèrent leur règle de non-intervention jusqu'à ne pas prévenir les auteurs de mes jours. Et je les regardai me regarder mourir avec attention.
Bientôt, je n'eus plus la force de bouger mes membres et je me laissai couler. Mon corps glissa en dessous des flots. Je savais que ces moments étaient les derniers de ma vie et je ne voulais pas les manquer: je tentai d'ouvrir les yeux et ce que je vis m'émerveilla. La lumière du soleil n'avait jamais été aussi belle qu'à travers les profondeurs de la mer. Le mouvement des vagues propageait des ondes étincelantes.
J'en oubliai d'avoir peur de la mort. Il me sembla rester là des heures.
Des bras m'arrachèrent et me remontèrent à l'air. Je respirai un grand coup et regardai qui m'avait sauvée: c'était ma mère qui pleurait. Elle me ramena sur la plage en me serrant très fort contre son ventre.
Elle m'emballa dans une serviette et frotta mon dos et ma poitrine vigoureusement: je vomis beaucoup d'eau. Puis elle me berça en me racontant, à travers ses larmes:
– C'est Hugo qui t'a sauvé la vie. Il jouait avec André et Juliette quand, par hasard, il a vu ta tête au moment où elle disparaissait sous la mer. Il est venu me prévenir en me montrant où tu étais. Sans lui, tu serais morte!
Je regardai le petit Eurasien et dis solennellement:
– Merci, Hugo, tu es gentil.
Silence médusé.
– Elle parle! Elle parle comme une impératrice! jubila mon père qui passa en un instant des frissons rétrospectifs au rire.
– Je parle depuis longtemps, fis-je en haussant les épaules. L'eau avait réussi son plan: j'avais avoué.
Allongée sur le sable auprès de ma sœur, je me demandai si j'étais heureuse de ne pas être morte. Je regardais Hugo comme une équation mathématique: sans lui, pas de moi. Pas de moi: est-ce que ça m'aurait plu? «Je n'aurais pas été là pour savoir si ça me plaît», me dis-je avec logique. Oui, j'étais heureuse de ne pas être morte, pour savoir que ça me plaisait.
A côté de moi, la jolie Juliette. Au-dessus de moi, les nuages magnifiques. Devant moi, l'admirable mer. Derrière moi, la plage infinie. Le monde était beau: vivre en valait la peine.