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Il ne s'agit pas d'approuver ou de désapprouver un tel geste. Cela leur ferait une belle jambe, d'ailleurs, aux cadavres d'Okinawa. Mais je persiste à penser que la meilleure raison, pour se suicider, c'est la peur de la mort.

A trois ans, je ne sais rien de tout cela. J'attends de crever dans le bassin aux carpes. Je dois approcher du grand moment car je commence à voir défiler ma vie. Est-ce parce que cette dernière fut courte? Je ne parviens pas à voir les détails de mon existence. C'est comme quand on est dans un train si rapide qu'on ne parvient pas à lire le nom des gares supposées sans importance. Cela m'est égal. Je m'enfonce dans une merveilleuse absence d'angoisse.

La troisième personne du singulier reprend peu à peu possession du «je» qui m'a servi pendant six mois. La chose de moins en moins vivante se sent redevenir le tube qu'elle n'a peut-être jamais cessé d'être.

Bientôt, le corps ne sera plus que tuyau. Il se laissera envahir par l'élément adoré qui donne la mort. Enfin désencombrée de ses fonctions inutiles, la canalisation livrera passage à l'eau – à plus rien d'autre.

Soudain, une main saisit le paquet mourant par la peau du cou, le secoue et le rend brutalement, douloureusement, à la première personne du singulier.

L'air entre dans mes poumons qui s'étaient pris pour des branchies. Ça fait mal. Je hurle. Je suis en vie. Les yeux me sont rendus. Je vois que c'est Nishio-san qui m'a tirée de l'eau.

Elle crie, elle appelle à l'aide. Elle est en vie, elle aussi. Elle court dans la maison en me portant dans ses bras. Elle trouve ma mère qui, en me voyant, s'écrie:

– On file à l'hôpital de Kobé!

Nishio-san l'accompagne en courant jusqu'à la voiture. Elle lui baragouine, en un mélange de japonais, de français, d'anglais et de gémissements, dans quel état elle m'a repêchée.

Maman me jette sur le siège arrière et démarre. Elle roule à tombeau ouvert, ce qui est absurde quand on cherche à sauver la vie de quelqu'un. Elle doit penser que je suis inconsciente, car elle m'explique ce qui m'est arrivé:

– Tu nourrissais les poissons, tu as glissé, tu es tombée dans le bassin. En temps normal, tu aurais nagé sans aucun problème. Mais dans ta chute, ton front a cogné contre le fond en pierre et tu as perdu connaissance.

Je l'écoute avec perplexité. Je sais très bien que ce n'est pas ce qui m'est arrivé.

Elle insiste en me demandant:

– Tu comprends?

– Oui.

Je comprends qu'il ne faut pas lui dire la vérité. Je comprends qu'il vaut mieux s'en tenir à cette version officielle. D'ailleurs, je ne vois même pas avec quels mots je pourrais lui raconter ça. Je ne connais pas le terme suicide.

Il y a cependant une chose que je tiens à déclarer:

– Je ne veux plus jamais nourrir les carpes!

– Bien sûr. Je comprends. Tu as peur de tomber dans l'eau à nouveau. Je te promets que tu ne les nourriras plus.

C'est toujours ça de gagné. Mon geste n'aura pas été vain.

– Je te prendrai dans mes bras et nous irons ensemble leur donner à manger.

Je ferme les yeux. Tout est à recommencer.

A l'hôpital, ma mère m'amène aux urgences. Elle me dit:

– Tu as un trou dans la tête.

Ça, c'est une nouvelle. Je suis ravie et veux en savoir plus:

– Où ça?

– Au front, là où tu t'es cognée.

– Un grand trou?

– Oui; tu perds beaucoup de sang.

Elle met ses doigts sur ma tempe et me les montre couverts de sang. Fascinée, je trempe mon index dans la plaie béante, sans savoir que je souligne ma propre folie.

– Je sens une fente.

– Oui. Ta peau est ouverte.

Je regarde mon sang avec délectation.

– Je veux me regarder dans un miroir! Je veux voir le trou dans ma tête!

– Calme-toi.

Les infirmières s'occupent de moi et rassurent ma mère. Je n'écoute pas ce qu'elles se racontent. Je pense au trou dans mon front. Puisque je n'ai pas le droit de le voir, je l'imagine. J'imagine mon crâne troué sur le côté. Je frissonne d'extase.

J'y mets le doigt à nouveau: je veux entrer par le trou dans ma tête et explorer l'intérieur. Une infirmière me prend doucement la main pour m'en empêcher. On ne possède même pas son propre corps.

– On va te recoudre le front, dit ma mère.

– Avec du fil et une aiguille?

– C'est à peu près ça.

Je n'ai pas le souvenir que l'on m'ait endormie. Je crois voir encore le médecin au-dessus de moi, avec un gros fil noir et une aiguille, en train de recoudre la boutonnière de ma tempe, comme un couturier retouchant un modèle à même la cliente.

Ainsi s'acheva ce qui fut ma première – et, à ce jour, ma seule – tentative de suicide.

Je n'ai jamais dit à mes parents que ce n'était pas un accident.

Je n'ai jamais raconté non plus l'étrange absence de réaction de Kashima-san. Nul doute que cela lui eût valu des ennuis. Elle me haïssait et avait dû se réjouir de ma mort prochaine. Je n'exclus cependant pas la possibilité qu'elle ait soupçonné la vraie nature de mon geste et qu'elle ait respecté mon choix.

Eprouvais-je du dépit d'avoir eu la vie sauve? Oui. Etais-je pourtant soulagée d'avoir été repêchée à temps? Oui. J'optai donc pour l'indifférence. Cela m'était égal, au fond, d'être morte ou vive. Ce n'était que partie remise.

Encore aujourd'hui, je suis incapable de trancher: eût-il mieux valu que le chemin s'arrêtât fin août 1970, dans le bassin aux carpes? Comment le savoir? L'existence ne m'a jamais ennuyée, mais qui me dit que cela n'eût pas été plus intéressant de l'autre côté?

Ce n'est pas très grave. De toute façon, le salut n'est qu'un faux-fuyant. Un jour, il n'y aura plus moyen d'atermoyer – et même les personnes les mieux intentionnées du monde n'y pourront rien.

Ce dont je me souviens avec certitude, c'est que je me sentais bien, quand j'étais entre deux eaux.

Parfois, je me demande si je n'ai pas rêvé, si cette aventure fondatrice n'est pas un fantasme. Je vais alors me regarder dans le miroir et je vois, sur ma tempe gauche, une cicatrice d'une éloquence admirable.

Ensuite, il ne s'est plus rien passé.

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