De retour à Shukugawa, je décidai d'apprendre à nager. Non loin de la maison, dans la montagne, il y avait un petit lac vert que je baptisai Petit Lac Vert. C'était le paradis liquide. Il était tiède et ravissant, perdu dans une foison d'azalées.
Chaque matin, Nishio-san prit l'habitude de m'emmener au Petit Lac Vert. Seule je découvris l'art de nager comme un poisson, toujours la tête sous l'eau, les yeux ouverts sur les mystères engloutis dont la noyade m'avait appris l'existence.
Quand ma tête émergeait, je voyais les montagnes boisées s'élever autour de moi. J'étais le centre géométrique d'un cercle de splendeur qui ne cessait de s'élargir.
Avoir frôlé la mort n'ébranlait pas ma conviction informulée d'être une divinité. Pourquoi les dieux seraient-ils immortels? En quoi l'immortalité rendrait-elle divin? La pivoine est-elle moins sublime du fait qu'elle va se faner?
Je demandai à Nishio-san qui était Jésus. Elle me dit qu'elle ne savait pas très bien.
– Je sais que c'est un dieu, hasarda-t-elle. Il avait de longs cheveux.
– Tu crois en lui?
– Non.
– Tu crois en moi?
– Oui.
– Moi aussi, j'ai de longs cheveux.
– Oui. Et puis toi, je te connais.
Nishio-san était quelqu'un de bien: elle avait de bons arguments.
Mon frère, ma sœur et Hugo allaient à l'école américaine, près du mont Rokko. André avait, parmi ses manuels scolaires, un livre qui s'appelait My friend Jésus. Je ne pouvais pas encore lire mais il y avait des images. Vers la fin, on voyait le héros sur une croix avec beaucoup de gens qui le regardaient. Ce dessin me fascinait. Je demandai à Hugo pourquoi Jésus était accroché à une croix.
– C'est pour le tuer, répondit-il.
– Ça tue les hommes, d'être sur une croix?
– Oui. C'est parce qu'il est cloué sur le bois. Les clous, ça le tue.
Cette explication me parut recevable. L'image n'en était que plus formidable. Donc, Jésus était en train de mourir devant une foule – et personne ne venait le sauver! Ça me rappelait quelque chose.
Moi aussi, je m'étais trouvée dans cette situation: être en train de crever en regardant les gens me regarder. Il eût suffi que quelqu'un vînt retirer les clous du crucifié pour le sauver: il eût suffi que quelqu'un vînt me sortir de l'eau, ou simplement que quelqu'un prévînt mes parents. Dans mon cas comme dans celui de Jésus, les spectateurs avaient préféré ne pas intervenir.
Sans doute les habitants du pays du crucifié avaient-ils les mêmes principes que les Japonais: sauver la vie d'un être revenait à le réduire en esclavage pour cause de reconnaissance exagérée. Mieux valait le laisser mourir que le priver de sa liberté.
Je ne songeais pas à contester cette théorie; je savais seulement qu'il était terrible de se sentir mourir devant un public passif. Et j'éprouvais une connivence profonde avec Jésus, car j'étais sûre de comprendre la révolte qui l'animait à ce moment-là.
Je voulais en savoir plus sur cette histoire. Comme la vérité semblait enfermée dans le feuilletage rectangulaire des livres, je décidai d'apprendre à lire. J'annonçai cette résolution; on me rit au nez.
Puisqu'on ne me prenait pas au sérieux, je m'y mettrais seule. Je ne voyais pas où était le problème. J'avais appris par moi-même à faire des choses autrement remarquables: parler, marcher, nager, régner et jouer à la toupie.
Il me parut rationnel de commencer par un Tintin, parce qu'il y avait des images. J'en choisis un au hasard, je m'assis par terre et je tournai les pages. Il me serait impossible d'expliquer ce qui se passa, mais au moment où la vache ressortit de l'usine par un robinet qui construisait des saucisses, je m'aperçus que je savais lire.
Je me gardai bien de révéler à autrui ce prodige puisqu'on avait trouvé lisible mon désir de lire. Avril était le mois des cerisiers du Japon en fleur. Le quartier fêtait cela le soir, au saké. Nishio-san m'en donna un verre: j'en hurlai de plaisir.
Je passais de longues nuits debout, sur mon oreiller, accrochée aux barreaux de mon lit-cage, à regarder fixement mon père et ma mère, comme si j'avais le projet d'écrire sur eux une étude zoologique. Ils en ressentaient un malaise grandissant. Le sérieux de ma contemplation les intimidait au point de leur faire perdre le sommeil. Les parents comprirent que je ne pouvais plus dormir dans leur chambre.
On déménagea mes pénates dans un genre de grenier. Cela m'enchanta. Il y avait un plafond inconnu à examiner, dont les fissures me parurent d'emblée plus expressives que celles dont j'observais les méandres depuis deux ans et demi. Il y avait aussi un fatras d'objets à interroger des yeux: des caisses, des vieux vêtements, une piscine gonflable dégonflée, des raquettes pourries et autres merveilles.
Je passai de fascinantes insomnies à imaginer le contenu des cartons: il devait être très beau pour qu'on le cache si bien. Je n'aurais pas été capable de descendre du lit-cage pour aller regarder: c'était trop haut.
Fin avril, une magnifique nouveauté bouleversa mon existence: on ouvrit la fenêtre de ma chambre pendant la nuit. Je n'avais pas le souvenir d'avoir dormi fenêtre ouverte. C'était prodigieux: je pouvais guetter les bruissements énigmatiques qui s'échappaient du monde ensommeillé, les interpréter, leur donner un sens. Le lit-cage était installé le long du mur, en dessous de la fenêtre mansardée: quand le vent écartait les rideaux, je voyais le ciel zinzolin. La découverte de cette couleur me coupa le souffle: il était réconfortant d'apprendre que la nuit n'était pas noire.
Mon bruit préféré était l'aboiement lancinant et lointain d'un chien inidentifiable que je baptisai Yorukoé, «la voix du soir». Ses geignements indisposaient le quartier. Ils me charmaient comme un chant mélancolique. J'aurais voulu connaître la raison d'un tel désespoir.
La douceur de l'air nocturne coulait par la fenêtre et se déversait droit dans mon lit. Je la buvais, je m'en saoulais. J'aurais pu adorer l'univers rien que pour cette prodigalité de l'oxygène.
Mon ouïe et mon odorat fonctionnaient à plein régime pendant ces fastueuses insomnies. La tentation de me servir de la vue n'en était que plus forte. Ce hublot, au-dessus de moi, était une provocation.
Une nuit, je ne pus résister. J'escaladai les barreaux du lit-cage le long du mur, je levai les mains aussi haut que possible: elles purent attraper le bord inférieur de la fenêtre. Grisée par cet exploit, je parvins à hisser mon corps débile jusqu'à cet appui. Juchée sur mon ventre et mes coudes, je découvris enfin le paysage nocturne: j'exultai d'admiration face aux grandes montagnes obscures, aux toits lourds et majestueux des maisons voisines, à la phosphorescence des fleurs de cerisier, au mystère des rues noires. Je voulus me pencher pour voir l'endroit où Nishio-san pendait le linge et ce qui devait arriver arriva: je tombai.
Il y eut un miracle: j'eus le réflexe d'écarter les jambes et mes pieds restèrent accrochés aux deux angles inférieurs de la fenêtre. Mes mollets et mes cuisses étaient allongés sur le léger rebord du toit, mes hanches reposaient sur la gouttière, mon tronc et ma tête pendaient dans le vide.
Le premier effroi passé, je me trouvai plutôt bien à mon nouveau poste d'observation. Je contemplai l'arrière de la maison avec beaucoup d'intérêt. Je jouais à me balancer de gauche à droite et à me livrer à l'étude balistique de mes crachats.
Au matin, quand ma mère entra dans la chambre, elle poussa un cri de terreur: au-dessus du lit vide, il y avait la fenêtre aux rideaux écartés et mes pieds de part et d'autre. Elle me souleva par les mollets, me ramena intra-muros et m'administra la fessée du siècle.
– On ne peut plus la laisser dormir seule. C'est trop dangereux.
On décréta que le grenier deviendrait la chambre de mon frère et que je partagerais désormais celle de ma sœur à la place d'André. Ce déménagement bouleversa ma vie. Dormir avec Juliette exalta ma passion pour elle: je partageai sa chambre pendant les quinze années qui suivirent.