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– Le résultat, c'est que je fais partie de la famille et pas toi.

– Tu es trop bête, toi, de croire des choses pareilles.

– Les enfants m'adorent, surtout la petite.

– Evidemment! A cet âge-là, ce sont des chiots! Si tu donnes à manger à un chiot, il t'aime!

– Je les aime, ces chiots.

– Si tu veux faire partie d'une famille de chiens, tant mieux pour toi. Mais ne t'étonne pas si, un jour, ils te traitent comme un chien, toi aussi.

– Que veux-tu dire?

– Je me comprends, dit Kashima-san en posant son bol de thé sur la table, comme pour clore la discussion.

Le lendemain, Nishio-san annonça à mon père qu'elle démissionnait.

– J'ai trop de travail, je suis fatiguée. Il faut que je rentre à la maison m'occuper des jumelles. Mes filles n'ont que dix ans, elles ont encore besoin de moi.

Mes parents, effondrés, ne purent qu'accepter.

J'allai me suspendre au cou de Nishio-san:

– Ne pars pas! Je t'en supplie!

Elle pleura mais ne changea pas de résolution. Je vis Kashima-san qui souriait en coin.

Je courus raconter à mes parents ce que j'avais compris de la scène à laquelle j'avais assisté en cachette. Mon père, furieux contre Kashima-san, alla parler à Nishio-san en privé. Je restai dans les bras de ma mère en sanglotant et en répétant convulsivement:

– Nishio-san doit rester avec moi! Nishio-san doit rester avec moi!

Maman m'expliqua avec douceur que, de toute façon, un jour, je quitterais Nishio-san.

– Ton père ne sera pas éternellement en poste au Japon. Dans un an, ou deux ans, ou trois ans, nous partirons. Et Nishio-san ne partira pas avec nous. A ce moment, il faudra bien que tu la quittes.

L'univers s'effondra sous mes pieds. Je venais d'apprendre tant d'abominations à la fois que je ne pouvais pas même en assimiler une seule. Ma mère n'avait pas l'air de se rendre compte qu'elle m'annonçait l'Apocalypse.

Je mis du temps à pouvoir articuler un son.

– Nous n'allons pas toujours rester ici?

– Non. Ton père sera en poste ailleurs.

– Où?

– On ne le sait pas.

– Quand?

– On ne le sait pas non plus.

– Non. Moi, je ne pars pas. Je ne peux pas partir.

– Tu ne veux plus vivre avec nous?

– Si. Mais vous aussi, vous devez rester.

– Nous n'avons pas le droit.

– Pourquoi?

– Ton père est diplomate. C'est son métier.

– Et alors?

– Il doit obéir à la Belgique.

– Elle est loin, la Belgique. Elle ne pourra pas le punir s'il désobéit. Ma mère rit. Je pleurai de plus belle.

– C'est une blague, ce que tu m'as dit. On ne va pas partir!

– Ce n'est pas une blague. Nous partirons un jour.

– Je ne peux pas partir! Je dois vivre ici! C'est mon pays! C'est ma maison!

– Ce n'est pas ton pays!

– C'est mon pays! Je meurs si je pars!

Je secouais la tête comme une folle. J'étais dans la mer, j'avais perdu pied, l'eau m'avalait, je me débattais, je cherchais un appui, il n'y avait plus de sol nulle part, le monde ne voulait plus de moi.

– Mais non, tu ne mourras pas.

En effet: je mourais déjà. Je venais d'apprendre cette nouvelle horrible que tout humain apprend un jour ou l'autre: ce que tu aimes, tu vas le perdre. «Ce qui t'a été donné te sera repris»: c'est ainsi que je me formulai le désastre qui allait être le leitmotiv de mon enfance, de mon adolescence et des péripéties subséquentes. «Ce qui t'a été donné te sera repris»: ta vie entière sera rythmée par le deuil. Deuil du pays bien-aimé, de la montagne, des fleurs, de la maison, de Nishio-san et de la langue que tu lui parles. Et ce ne sera jamais que le premier deuil d'une série dont tu n'imagines pas la longueur. Deuil au sens fort, car tu ne récupéreras rien, car tu ne retrouveras rien: on essaiera de te berner comme Dieu berne Job en lui «rendant» une autre femme, une autre demeure et d'autres enfants. Hélas, tu ne seras pas assez bête pour être dupe.

– Qu'est-ce que j'ai fait de mal? sanglotai-je.

– Rien. Ce n'est pas à cause de toi. C'est comme ça.

Si au moins j'avais fait quelque chose de mal! Si au moins cette atrocité était une punition! Mais non. C'est comme ça parce que c'est comme ça. Que tu sois odieuse ou non n'y change rien. «Ce qui t'a été donné te sera repris»: c'est la règle.

A presque trois ans, on sait qu'on va mourir un jour. Ça n'a aucune importance: ce sera dans si longtemps que c'est comme si ça n'existait pas. Seulement, apprendre, à cet âge, que dans un, deux, trois ans, on sera chassé du jardin, sans même avoir désobéi aux consignes suprêmes, c'est l'enseignement le plus dur et le plus injuste, l'origine de tourments et d'angoisses infinis. «Ce qui t'a été donné te sera repris»: et si tu savais ce qu'on aura le culot de te reprendre un jour! Je me mis à hurler de désespoir. A ce moment, mon père et Nishio-san réapparurent. Cette dernière courut me prendre dans ses bras.

– Rassure-toi, je reste, je ne pars plus, je reste avec toi, c'est fini!

Si elle m'avait dit cela un quart d'heure plus tôt, j'aurais explosé de joie. Désormais, je savais que c'était un atermoiement: le drame était remis à plus tard. Maigre consolation.

Face à la découverte de cette spoliation future, il n'y a que deux attitudes possibles: soit on décide de ne pas s'attacher aux êtres et aux choses, afin de rendre l'amputation moins douloureuse; soit on décide, au contraire, d'aimer d'autant plus les êtres et les choses, d'y mettre le paquet – «puisque nous n'aurons pas beaucoup de temps ensemble, je vais te donner en un an tout l'amour que j'aurais pu te donner en une vie».

Tel fut aussitôt mon choix: je refermai mes bras autour de Nishio-san et serrai son corps autant que mes forces inexistantes le permettaient. Cela ne m'empêcha pas de pleurer encore longuement.

Kashima-san passa par là et vit la scène: moi dans l'étreinte d'une Nishio-san apaisée et attendrie. Elle comprit, sinon mon espionnage, au moins le rôle affectif que j'avais joué dans cette affaire.

Elle resserra les lèvres. Je la vis me jeter un regard de haine.

Mon père me rassura un rien: notre départ du Japon n'était prévu que dans deux ou trois ans. Deux ou trois années équivalaient pour moi à la durée d'une vie: j'en avais encore pour une existence entière au pays de ma naissance. Ce fut un soulagement amer, comme ces médicaments qui apaisent la douleur sans guérir la maladie. Je suggérai à l'auteur de mes jours de changer de métier. Il me répondit que la carrière d'égoutier ne l'attirait pas trop.

Je vécus dès lors dans un sentiment de solennité. L'après-midi même de cette révélation tragique, Nishio-san m'emmena à la plaine de jeu; j'y passai une heure à sauter frénétiquement sur le muret du bac à sable en me répétant ces mots:

«Tu dois te souvenir! Tu dois te souvenir!

«Puisque tu ne vivras pas toujours au Japon, puisque tu seras chassée du jardin, puisque tu perdras Nishio-san et la montagne, puisque ce qui t'a été donné te sera repris, tu as pour devoir de te rappeler ces trésors. Le souvenir a le même pouvoir que l'écriture: quand tu vois le mot "chat" écrit dans un livre, son aspect est bien différent du matou des voisins qui t'a regardée avec ses si beaux yeux. Et pourtant, voir ce mot écrit te procure un plaisir similaire à la présence du chat, à son regard doré posé sur toi.

«La mémoire est pareille. Ta grand-mère est morte mais le souvenir de ta grand-mère la rend vivante. Si tu parviens à écrire les merveilles de ton paradis dans la matière de ton cerveau, tu transporteras dans ta tête sinon leur réalité miraculeuse, au moins leur puissance.

«Désormais, tu ne vivras plus que des sacres. Les moments qui le mériteront seront revêtus d'un manteau d'hermine et couronnés en la cathédrale de ton crâne. Tes émotions seront tes dynasties.»

Vint enfin le jour de mes trois ans. C'était le premier anniversaire dont j'étais consciente. L'événement me sembla d'importance planétaire. Le matin, je m'éveillai en imaginant que Shukugawa serait en fête.

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