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Du haut de mon expérience antédiluvienne, je savais que pleuvoir était un sommet de jouissance. Certaines personnes avaient remarqué qu'il était bon de m'accepter, de se laisser inonder par moi sans chercher à me résister. Mais le mieux, c'était carrément d'être moi, d'être la pluie: il n'y avait pas plus grande volupté que de se déverser, crachin ou averse, de fouetter les visages et les paysages, de nourrir les sources ou déborder les fleuves, de gâcher les mariages et fêter les enterrements, de s'abattre à profusion, don ou malédiction du ciel.

Mon enfance pluvieuse s'épanouissait au Japon comme un poisson dans l'eau.

Lassée par mes interminables noces avec mon élément, Nishio-san finissait par m'appeler:

– Sors du lac! Tu vas fondre!

Trop tard. J'avais déjà fondu depuis longtemps.

Août. «Mushiatsui», se plaignait Nishio-san. En effet, la chaleur était celle d'une étuve. Liquéfactions et sublimations se succédaient à un rythme insoutenable. Mon corps amphibie se réjouissait. Il était bien le seul.

Mon père trouvait infernal de chanter par cette chaleur. Lors des représentations en pleine nature, il espérait la pluie afin qu'elle interrompît le spectacle. Je l'espérais aussi, non seulement parce que ces heures de m'accablaient d'ennui, mais surtout pour la joie de l'averse. Le grondement du tonnerre, dans la montagne, était le plus beau bruit du monde.

Je jouais à mentir à ma sœur. Tout était bon pourvu que ce fût inventé.

– J'ai un âne, lui déclarai-je. Pourquoi un âne? La seconde d'avant, je ne savais pas ce que j'allais dire.

– Un vrai âne, poursuivis-je au hasard, avec un grand courage face à l'inconnu.

– Qu'est-ce que tu racontes? finit par dire Juliette.

– Oui, j'ai un âne. Il vit dans une prairie. Je le vois quand je vais au Petit Lac Vert.

– Il n'y a pas de prairie.

– C'est une prairie secrète.

– Il est comment, ton âne?

– Gris, avec de longues oreilles. Il s'appelle Kaniku, inventai-je.

– Comment sais-tu qu'il s'appelle comme ça?

– C'est moi qui lui ai donné ce nom.

– Tu n'as pas le droit. Il n'est pas à toi.

– Si, il est à moi.

– Comment sais-tu qu'il est à toi et pas à quelqu'un d'autre?

– Il me l'a dit. Ma sœur s'esclaffa.

– Menteuse! Les ânes, ça ne parle pas. Zut. J'avais oublié ce détail. Je m'obstinai néanmoins:

– C'est un âne magique qui parle.

– Je ne te crois pas.

– Tant pis pour toi, conclus-je avec hauteur.

Je me répétai intérieurement: «La prochaine fois, je dois me rappeler que les animaux, ça ne parle pas.»

Je me lançai à nouveau:

– J'ai un cancrelat.

Pour des raisons qui m'échappèrent, ce mensonge-là ne produisit aucun effet. J'essayai une vérité, pour voir:

– Je sais lire.

– C'est ça.

– C'est vrai.

– Mais oui, mais oui.

Bon. La vérité, ça ne marchait pas non plus.

Sans me désespérer, je poursuivis ma quête de crédibilité:

– J'ai trois ans.

– Pourquoi tu mens tout le temps?

– Je ne mens pas. J'ai trois ans.

– Dans dix jours!

– Oui. J'ai presque trois ans.

– Presque, c'est pas trois ans. Tu vois, tu mens tout le temps.

Il fallait que je me fasse à cette idée: je n'étais pas crédible. Ce n'était pas grave. Au fond, cela m'était égal, qu'on me croie ou non. Je continuerais à inventer, pour mon plaisir.

Je me mis donc à me raconter des histoires. Moi au moins, je croyais à ce que je me disais.

Personne dans la cuisine: une occasion à ne pas manquer. Je sautai sur la table et commençai l'ascension de la face nord du rangement à provisions. Un pied sur la boîte de thé, l'autre sur le paquet de petits-beurre, la main s'agrippant au crochet de la louche, je finirais bien par trouver le trésor de guerre, l'endroit où ma mère cachait le chocolat et les caramels.

Un coffret de fer-blanc: mon cœur se mit à battre la chamade. Le pied gauche dans le sac à riz et le pied droit sur les algues séchées, je fis exploser la serrure à la dynamite de ma convoitise. J'ouvris et découvris, yeux écarquillés, les doublons de cacao, les perles de sucre, les rivières de chewing-gum, les diadèmes de réglisse et les bracelets de marshmallow. Le butin. Je m'apprêtais à y planter mon drapeau et à contempler ma victoire du haut de cet Himalaya de sirop de glucose et d'anti-oxydant E428 quand j'entendis des pas.

Panique. Laissant mes pierres précieuses au sommet de l'armoire, je descendis en rappel et je me cachai sous la table. Les pieds arrivèrent: je reconnus les pantoufles de Nishio-san et les geta de Kashima-san.

Cette dernière s'assit pendant que la plus jeune chauffait de l'eau pour le thé. Elle lui donnait des ordres comme à une esclave et, non contente de sa domination, elle lui disait des choses terribles:

– Ils te méprisent, c'est clair.

– Ce n'est pas vrai.

– Ça crève les yeux. La femme belge te parle comme à une subalterne.

– Il y a une seule personne qui me parle comme à une subalterne ici: c'est toi.

– Normal: tu es une subalterne. Moi, je ne suis pas hypocrite.

– Madame n'est pas hypocrite.

– Cette façon que tu as de l'appeler madame, c'est ridicule.

– Elle m'appelle Nishio-san. L'équivalent, dans sa langue, c'est madame.

– Quand tu as le dos tourné, tu peux être sûre qu'elle t'appelle la bonniche.

– Qu'est-ce que tu en sais? Tu ne parles pas français.

– Les Blancs ont toujours méprisé les Japonais.

– Pas eux.

– Que tu es sotte!

– Monsieur chante le nô!

– «Monsieur»! Tu ne vois pas que l'homme belge fait ça pour se moquer de nous?

– Il se lève chaque matin avant l'aurore pour aller à sa leçon de chant.

– C'est normal qu'un soldat se réveille tôt pour défendre son pays.

– C'est un diplomate, pas un soldat.

– On a bien vu à quoi ils servaient, les diplomates, en 1940.

– On est en 1970, Kashima-san.

– Et alors? Rien n'a changé.

– Si ce sont tes ennemis, pourquoi travailles-tu pour eux?

– Je ne travaille pas. Tu n'as pas remarqué?

– Si, j'ai remarqué. Mais tu acceptes leur argent.

– C'est peu à côté de ce qu'ils nous doivent.

– Ils ne nous doivent rien.

– Ils nous ont pris le plus beau pays du monde. Ils l'ont tué en 1945.

– Nous avons quand même fini par gagner. Notre pays est plus riche que le leur à présent.

– Notre pays n'est plus rien comparé à ce qu'il était avant-guerre. Tu n'as pas connu ce temps-là. Il y avait de quoi être fier d'être japonais à cette époque.

– Tu dis ça parce que tu parles de ta jeunesse. Tu idéalises.

– Il ne suffit pas de parler de sa jeunesse pour que ce soit beau. Toi, si tu parlais de la tienne, ce serait misérable.

– En effet. C'est parce que je suis pauvre. Avant-guerre, je l'aurais été aussi.

– Avant, il y avait de la beauté pour tout le monde. Pour les riches et pour les pauvres.

– Qu'est-ce que tu en sais?

– Aujourd'hui, il n'y a plus de beauté pour personne. Ni pour les riches ni pour les pauvres.

– La beauté n'est pas difficile à trouver.

– Ce sont des restes. Ils sont condamnés à disparaître. C'est la décadence du Japon.

– J'ai déjà entendu ça quelque part.

– Je sais ce que tu penses. Même si tu n'es pas de mon avis, tu ferais bien de t'inquiéter. Tu n'es pas aussi aimée que tu le crois, ici. Tu es bien naïve si tu ne vois pas le mépris qui se cache derrière leur sourire. C'est normal. Les gens de ton milieu ont tellement l'habitude d'être traités comme des chiens qu'ils ne le remarquent même plus. Moi, je suis une aristocrate: je sens si l'on me manque de respect.

– Ils ne te manquent vraiment pas de respect, ici.

– A moi, non. Je leur ai signifié qu'ils n'avaient pas intérêt à me confondre avec toi.

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