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– Attention: si vous vous aventurez sur ce registre, vous allez avoir droit à une dissertation sur l'amour.

– Non, par pitié.

– C'est bon pour cette fois. II y a dix ans, soit dix années après le viol, je me baladais dans le XXe arrondissement, en mangeant un hot dog de derrière les fagots - – et que vois-je, boulevard de Ménilmontant? Elle! Elle, à n'en pas douter. Je l'aurais reconnue entre quatre milliards de femmes. La brutalité sexuelle, ça crée des liens. Dix années n'avaient réussi qu'à la rendre encore plus belle, fine, déchirante. Je me mis à la courser. Dira-t-on assez la mauvaise fortune qui consiste à être en train de bouffer une saucisse chaude pleine de moutarde le jour où, après dix années de traversée du désert, on retrouve sa bien-aimée? Je la suivais en avalant de travers.

– Il fallait jeter votre casse-croûte.

– Vous êtes fou. On voit bien que vous ne connaissez pas les hot dogs du boulevard de Ménilmontant: ça ne se jette pas. Si je m'en étais débarrassé, j'en aurais voulu à la dame de mes pensées et mon amour serait devenu moins pur. Inconsciemment, je lui aurais reproché la perte de ma saucisse.

– Passons sur ces considérations d'une profondeur vertigineuse.

– Je suis le seul homme assez sincère pour dire des choses pareilles.

– Bravo. La suite.

– Vous voyez, mon récit vous passionne! Je savais bien que vous seriez mordu tôt ou tard. Devinez ce que ma bien-aimée allait faire?

– S'acheter un hot dog?

– Non! Le vendeur de saucisses est situé juste en face du Père-Lachaise, où elle se rendait. J'aurais dû m'en douter; puisque je l'avais dégoûtée du cimetière de Montmartre, il avait bien fallu qu'elle se rabatte sur une autre nécropole. Le viol ne lui avait pas fait perdre le noble goût des cimetières. Celui de Montparnasse étant trop moche, elle avait élu le Père-Lachaise, qui serait sublime s'il n'était encombré de tant de vivants.

– Ce qui y rend les viols nettement plus difficiles.

– Eh oui. Où va-t-on si on ne peut même plus assouvir ses pulsions dans les cimetières?

– Tout fout le camp, mon bon monsieur.

– Je la suivis donc parmi les tombes. Cela me rappelait des souvenirs. Elle prit une allée qui montait. J'admirais sa démarche d'animal sur le qui-vive. Quand j'eus fini le hot dog, je la rejoignis. Mon cœur battait à tout rompre. Je lui dis: «Bonjour! Est-ce que vous me reconnaissez?» Elle s'excusa poliment en répondant par la négative.

– Comment est-il possible qu'elle ne vous ait pas reconnu? Aviez-vous tant changé en dix ans?

– Je ne sais pas. Je ne me suis jamais beaucoup regardé. Mais son attitude n'était pas si incroyable, vous savez. Quel souvenir garde-t-on d'un violeur? Pas forcément celui de son visage. Je la regardais avec tant d'amour que je devais sembler très aimable. Elle me sourit. Ce sourire! J'en eus la poitrine défoncée. Elle me demanda où nous nous étions rencontrés. J'affectai de le prendre sur le mode de la devinette. Elle dit: «Avec mon mari, je sors souvent. Je suis incapable de retenir le visage des gens que je croise.»

– Elle s'était donc mariée.

– Nous avons bavardé. Elle surmontait sa timidité avec beaucoup de grâce. Le plus drôle était que je ne connaissais toujours pas son prénom. Je n'allais quand même pas le lui demander, alors que c'était elle qui était censée deviner mon identité. Elle finit par me dire: «Je donne ma langue au chat.»

– Et qu'avez-vous répondu à la pauvre souris?

– Texel. Textor Texel.

– J'aurais dû m'en douter.

– Elle s'est excusée à nouveau: «Ce nom ne me dit rien.» J'ai ajouté que j'étais hollandais. Elle m'écoutait avec une politesse charmante.

– Elle a eu droit à la totale, elle aussi? La bouffe des matous, la mort de votre petit camarade de classe, le jansénisme? Rien ne lui aura été épargné, à la malheureuse.

– Non. Car il y a eu un miracle. Elle a eu l'air de se souvenir: «Oui, monsieur Texel. C'était à Amsterdam, dans un restaurant. J'avais accompagné mon mari à ce déjeuner d'affaires» – j'étais un peu dégoûté de penser que son époux avait des déjeuners d'affaires mais je n'allais pas laisser passer cette occasion inespérée de lui inspirer confiance.

– Je trouve incroyable qu'elle ait pu oublier son agresseur.

– Attendez. Elle m'a demandé comment allait ma femme, une certaine Lieve, avec laquelle elle avait sympathisé pendant ce fameux déjeuner qui remontait à trois ou quatre années auparavant. Pris de court, j'ai répondu qu'elle allait très bien et qu'elle vivait avec moi à Paris désormais.

– C'est un vaudeville, votre histoire.

– Alors elle nous a invités, ma femme et moi, à venir prendre le thé chez elle le lendemain après-midi. Vous vous rendez compte? Etre convié par sa victime à prendre le thé! C'était tellement incongru que j'ai accepté. Le bon côté de l'affaire, c'est qu'elle me donna son adresse, sinon son nom que j'étais censé connaître.

– Et vous y êtes allé?

– Oui, après une nuit blanche. J'étais indiciblement heureux de l'avoir retrouvée, je ne parvenais même pas à m'inquiéter. Par ailleurs, j'espérais qu'il y aurait son nom sur la porte de son appartement, comme c'est souvent le cas, histoire de connaître enfin son identité. Hélas, le lendemain, aucun nom près de la sonnette. Elle m'a ouvert. Son visage s'est d'abord éclairé puis assombri. «Vous n'êtes pas venu avec Lieve!» Je lui ai raconté que ma femme était souffrante. Elle m'a installé au salon et est allée préparer le thé. J'ai pensé alors qu'elle n'avait pas de boniche et que ça m'arrangeait bien, de me retrouver seul avec elle dans son appartement.

– Vous aviez l'intention de la violer à nouveau?

– Il ne faut pas rééditer ce qui a été trop parfait. On ne pourrait qu'être déçu. Cela dit, si elle me l'avait proposé…

– En ce cas, ce n'aurait pas été un viol.

– Logique implacable. Voyez-vous, ma très courte expérience me donne l'intuition qu'avec le consentement de l'autre, le sexe doit être un jeu un peu fade.

– Vous parlez ex cathedra.

– Mettez-vous à ma place. Je n'ai baisé qu'une fois et c'était un viol. Je ne connais du sexe que sa violence. Enlevez au sexe sa violence: que reste-t-il?

– L'amour, le plaisir, la volupté…

– Oui; des choses mièvres, quoi. Je ne me suis jamais nourri que de tabasco et vous me proposez des gâteaux de riz.

– Oh, moi, je ne vous propose rien!

– Elle non plus, d'ailleurs, elle ne me proposait rien.

– Ça règle la question.

– En effet. C'était comique, se faire servir une tasse de thé par sa victime polie et charmante, dans son joli salon. «Encore un peu de thé, monsieur

Texel? – Appelez-moi Textor.» Hélas, elle n'eut pas la bonne idée de me révéler son prénom en retour. «Aimez-vous Paris?» Nous discutions très civilement. Je me régalais de son visage.

– Incroyable, qu'elle ne vous ait pas reconnu.

– Attendez. A un moment, elle a dit quelque chose de drôle, et j'ai ri. J'ai ri à gorge déployée. Et là, je l'ai vue changer de figure. Ses yeux sont devenus polaires et se sont figés sur mes mains, comme si elle les reconnaissait également. Il faut supposer que j'ai un rire caractéristique.

– Il faut aussi supposer que vous aviez ri en la violant, ce qui est un comble.

– Le comble du bonheur, oui. Elle a dit d'une voix glaciale: «C'est vous.» J'ai dit: «Oui, c'est moi. Je suis soulagé que vous ne m'ayez pas oublié.» Elle m'a d'abord longtemps regardé avec haine et horreur. Après un silence interminable, elle a repris: «Oui, c'est bien vous.» J'ai dit: «D'un cimetière l'autre, à dix ans d'intervalle. Je n'ai jamais cessé de penser à vous. Depuis dix ans, ma vie entière est consacrée à vous chercher.» Elle a dit: «Depuis dix ans, ma vie entière est consacrée à vous effacer de ma mémoire.» J'ai dit: «Ça n'a pas marché.» Elle a dit: «J'avais réussi à oublier votre visage mais votre ignoble rire a ressuscité le souvenir. Je n'ai jamais parlé de vous ni de ce qui m'était arrivé à personne, afin de mieux vous enterrer. Je me suis mariée et je m'efforce de vivre de façon outrageusement normale pour me préserver de la folie où vous m'avez plongée. Pourquoi faut-il que vous réapparaissiez dans mon existence juste au moment où j'étais en train de guérir?»

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