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– Oui, c'est vrai, pourquoi?

– J'ai dit: «Par amour.» Elle a eu un haut-le-cœur.

– Comme je la comprends.

– J'ai dit: «Je vous aime. Je n'ai touché ni même voulu une autre femme que vous. J'ai fait l'amour une seule fois dans ma vie et c'était avec vous.» Elle a dit que ça ne s'appelait pas faire l'amour. J'ai dit: «Je n'ai jamais cessé de vous parler dans ma tête. Vais-je enfin avoir mes réponses?» Elle a dit non. Elle m'a ordonné de partir. Bien entendu, je ne lui ai pas obéi. J'ai dit: «Rassurez-vous, il est hors de question que je vous viole à nouveau.» Elle a dit: «Il est hors de question que vous me violiez, en effet. Nous ne sommes plus dans un cimetière mais chez moi. J'ai des couteaux dont je n'hésiterai pas à me servir.» J'ai dit: «Justement, j'étais venu ici pour ça.»

– Pardon?

– Elle a réagi comme vous. J'ai dit: «Je voulais vous revoir pour deux raisons. D'abord pour connaître enfin votre prénom. Ensuite pour que vous vous vengiez.» Elle a dit: «Vous n'aurez ni l'un ni l'autre. Sortez.» J'ai dit que je ne sortirais pas sans avoir mon dû. Elle a dit que rien ne m'était dû. J'ai dit: «N'avez-vous donc pas de désir de vengeance?» Elle a dit: «Je vous souhaite tout le mal de l'univers mais je ne veux pas m'en mêler. Je veux que vous disparaissiez de mon existence pour toujours.» J'ai dit: «Enfin, ça ne vous ferait pas du bien, de me tuer? C'est pour le coup que je disparaîtrais de votre existence!» Elle a dit: «Ça ne me ferait aucun bien et vu les ennuis que j'aurais ensuite avec la justice, ça vous incrusterait encore davantage dans ma vie.»

– Pourquoi n'a-t-elle pas appelé la police?

– Je ne l'aurais pas laissée faire. De toute façon, ça ne semblait pas son souhait: elle avait eu dix années pour avertir la police et n'avait pas usé de ce recours.

– Pourquoi?

– Elle ne voulait parler de ce viol à personne dans l'espoir qu'il quitte sa mémoire.

– Elle était forcée de constater son erreur puisque le violeur l'avait retrouvée.

– Moi, je ne voulais pas de cette justice au rabais. Je voulais une justice de première main, celle qu'elle aurait rendue elle-même en me tuant.

– Vous vouliez qu'elle vous tue?

– Oui. J'en avais besoin.

– Vous êtes un fou furieux.

– Je ne trouve pas. Pour moi, un fou, c'est un être dont les comportements sont inexplicables. Je peux vous expliquer tous les miens.

– Vous êtes bien le seul.

– Cela me suffit amplement.

– Si vous aviez tant besoin de mourir pour expier, pourquoi ne vous suicidiez-vous pas?

– Quel est ce charabia romantique? D'abord, je n'avais pas besoin de mourir, j'avais besoin d'être tué.

– Cela revient au même.

– La prochaine fois que vous aurez envie de faire l'amour, on devrait vous dire: «Masturbez-vous. Cela revient au même.» Ensuite, où allez-vous chercher que je désirais expier? Cela laisserait supposer que je regrettais ce viol, qui fut l'unique acte digne de ce nom de mon existence.

– Si vous n'aviez aucun remords, pourquoi vouliez-vous qu'elle vous tue?

– Je voulais qu'elle ait sa part. Je voulais ce que veut tout amoureux: la réciprocité.

– En ce cas, il aurait été plus logique de vouloir qu'elle vous viole.

– Certes. Mais à l'impossible nul n'est tenu. Je ne pouvais pas espérer ça. Etre assassiné par elle, c'était une solution de remplacement.

– Comme s'il y avait une équivalence entre le sexe et le meurtre. C'est ridicule.

– C'est pourtant ce qu'affirment des savants très éminents.

– Le pire, c'est que vous êtes prétentieux jusque dans vos dérèglements mentaux.

– Quoi qu'il en soit, nous parlons dans le vide puisqu'elle ne voulait pas me tuer. Ce ne fut pas faute d'insister: je trouvai cent arguments pour la persuader. Tous rejetés. J'ai fini par lui demander si ce n'étaient pas ses convictions religieuses qui lui interdisaient de se venger. Elle a dit qu'elle n'en avait aucune. J'ai dit: «Enfin, quand on n'a pas de religion, on est libre de faire ce qu'on veut!» Elle a dit; «Ce que je veux, ce n'est pas vous tuer. Je voudrais que vous soyez en prison à perpétuité, hors d'état de nuire, et que vos compagnons de cellule vous en fassent baver.» J'ai dit: «Pourquoi ne pas vous en charger vous-même? Pourquoi déléguer ses désirs?» Elle a dît: «Je ne suis pas d'un naturel violent.» J'ai dit: «Je suis déçu.» Elle a dit: «Je suis contente de vous décevoir.»

– Vous me donnez le tournis avec vos «j'ai dit… elle a dit… j'ai dit… elle a dit…».

– Dans la Genèse, quand Dieu vient interroger Adam après le coup du fruit interdit, c'est comme ça que le pleutre retrace le comportement de sa femme: «J'ai dit… elle a dit…» Pauvre Eve.

– Pour une fois, nous sommes d'accord.

– Nous le sommes beaucoup plus que vous ne l'imaginez. J'ai dit: «En ce cas, qu'est-ce que vous proposez?» Elle a dit: «Disparaissez à jamais.» J'ai dit: «On ne peut pas se quitter comme ça!» Elle a dit: «On le peut et on le doit.» J'ai dit: «Il n'en est pas question. Je vous aime trop pour ça. J'ai besoin qu'il se passe quelque chose.» Elle a dit: «Je me fiche de vos besoins.» J'ai dit: «Vous n'auriez pas dû dire ça. Ce n'est pas gentil.» Elle a ri.

– Il y avait de quoi.

– J'ai dit: «Vous me décevez.» Elle a dit: «Vous ne manquez pas d'air. Non seulement vous me violez, mais en plus il faudrait que je sois à la hauteur de vos attentes?» J'ai dit: «Et si je vous aidais à me tuer? Vous verrez, je me

montrerai très coopératif.» Elle a dit: «Je ne verrai rien. Vous allez partir, maintenant.» J'ai dit: «Au début, vous évoquiez des couteaux. Où sont-ils?» Elle n'a pas répondu. Je suis allé dans la cuisine et j'ai trouvé un grand couteau.

– Pourquoi n'a-t-elle pas essayé de s'enfuir?

– Je la tenais fermement d'une main. De l'autre, j'ai placé le couteau dans son poing. J'ai mis la lame contre mon ventre, j'ai dit: «Allez-y.» Elle a dit: «Pas question. Vous seriez trop content.» J'ai dit: «Ne le faites pas pour moi, faites-le pour vous.» Elle a dit: «Je vous répète que je n'en ai aucune envie.» J'ai dit: «Alors faites-le sans en avoir envie, pour me plaire.» Elle a rigolé: «Plutôt crever que vous

plaire!» J'ai dit: «Attention, je pourrais vous prendre au mot.» Elle a dit: «Je n'ai pas peur de vous, espèce de détraqué!» J'ai dit: «Il faut que ce couteau serve, en êtes-vous consciente? Il faut que du sang soit répandu. Comprenez-vous?» Elle a dit: «Il ne faut jamais rien.» J'ai dit: «Il le faut!» et je lui ai repris l'arme. Elle a compris mais il était trop tard. Elle a essayé de se débattre. En vain. Elle n'était pas costaude. J'ai enfoncé la lame dans son ventre. Elle n'a pas crié. J'ai dit: «Je vous aime. Je voulais seulement connaître votre prénom.» Elle est tombée en murmurant avec un rictus: «Vous avez une singulière façon de demander aux gens comment ils s'appellent.» C'était une mourante très civilisée. J'ai dit: «Allez, dites-le!» Elle a dit: «Plutôt mourir.» Ce furent ses dernières paroles. De rage, j'ai lacéré son giron de coups de couteau. Peine perdue, elle avait gagné: elle était morte sans que je puisse la nommer.

Il y eut un silence. Jérôme Angust semblait avoir reçu un coup sur la tête. Textor Texel reprit:

– Je suis parti en emportant le couteau. Sans le vouloir, j'avais commis le crime parfait: personne ne m'avait vu venir, à part la victime. Je n'avais pas dû laisser d'empreintes suffisantes pour me retrouver. La preuve, c'est que je suis toujours en liberté. Le lendemain, dans le journal, j'ai enfin eu la réponse à ma question. On avait découvert, dans l'appartement que désormais je connaissais, le cadavre d'une certaine Isabelle. Isabelle! J'étais ravi.

Il y eut à nouveau un silence.

– Cette fille, je la connaissais mieux que personne. Je l'avais violée, ce qui n'est déjà pas mal; je l'avais assassinée, ce qui reste la meilleure méthode pour découvrir intimement quelqu'un. Mais il me manquait une pièce maîtresse du puzzle: son prénom. Cette lacune m'avait été insupportable. J'avais été, pendant dix années, dans la situation d'un lecteur obsédé par un chef-d'œuvre, par un livre clé qui aurait donné un sens à sa vie, mais dont il aurait ignoré le titre.

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