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– Je lui ai dit qu'elle pouvait crier, que ça ne servirait à rien: personne ne l'entendrait. Comme c'était une fille intelligente, elle n'a pas gueulé.

– C'est ça. Une fille intelligente, c'est une fille qui se laisse violer gentiment.

– Oh non. Elle a tenté de s'enfuir. C'est qu'elle courait vite! J'ai galopé derrière elle entre les tombes. J'adorais ça. J'ai fini par bondir sur elle et l'aplatir par terre. Je sentais sa terreur enragée, ça me plaisait. C'était en octobre, les nuits étaient déjà froides. Je l'ai prise sur les feuilles mortes. J'étais puceau, elle pas. L'air était vif, ma victime se débattait, le lieu était magnifique, ma victime était splendide. J'ai adoré. Quel souvenir!

– Pourquoi dois-je entendre tout ça?

– A l'aube, je l'ai cachée à nouveau dans l'une des cathédrales miniatures. J'ai attendu que les gardiens rouvrent le cimetière, qu'il y ait des gens dans les allées. Alors j'ai dit à la fille que nous allions sortir ensemble et que, si elle émettait le moindre appel au secours à l'adresse d'un tiers, je lui casserais la figure.

– Vous êtes un délicat.

– Main dans la main, nous avons quitté le cimetière. Elle marchait comme une morte.

– Sale nécrophile.

– Non. Je lui avais laissé la vie.

– Brave cœur.

– Quand nous nous sommes retrouvés à l'extérieur du cimetière, rue Rachel, je lui ai demandé comment elle s'appelait. Elle m'a craché au visage. Je lui ai dit que je l'aimais trop pour l'appeler crachat.

– Vous êtes un romantique.

– J'ai pris son portefeuille mais il ne contenait aucun papier d'identité. J'ai dit que c'était illégal de se promener sans papiers. Elle m'a proposé de l'amener à la police pour ce grief.

– Elle ne manquait pas d'humour.

– J'ai vu où elle voulait en venir.

– Vraiment? Quel esprit vif!

– J'ai cru sentir un peu d'impertinence dans votre remarque.

– Vous croyez? Je ne me permettrais pas.

– Je lui ai demandé où je pouvais la reconduire. Elle a répondu nulle part. Drôle de fille, hein?

– Oui. C'est bizarre, cette victime qui refuse de sympathiser avec son violeur.

– Elle aurait pu voir que je l'aimais, quand même!

– Vous le lui aviez prouvé d'une manière si douce.

– Dès qu'elle en a eu l'occasion, elle s'est enfuie en courant. Cette fois, je n'ai pas pu la rattraper. Elle a disparu dans la ville. Je ne l'ai plus retrouvée.

– Quel dommage. Une si belle histoire qui commençait si bien.

– J'étais fou d'amour et de bonheur.

– Quelle raison pouviez-vous donc avoir d'être heureux?

– Il m'était enfin arrivé quelque chose de grand.

– Quelque chose de grand? Un viol minable, oui.

– Je ne vous demande pas votre avis.

– Que nie demandez-vous, au juste?

– De m'écouter.

– Il y a des psy, pour ça.

– Pourquoi irais-je chez un psy quand il y a des aéroports pleins de gens désœuvrés tout disposés à m'écouter?

– Il vaut mieux entendre ça que d'être sourd.

– Je me suis mis à rechercher cette fille partout. Au début, je passais mon temps au cimetière de Montmartre, dans l'espoir qu'elle y revienne. Elle n'y revint pas.

– Comme c'est curieux, cette victime si peu pressée de revoir le lieu de son supplice.

– A croire que cela lui avait laissé un mauvais souvenir.

– Vous parlez sérieusement?

– Oui.

– Vous êtes assez malade pour supposer qu'elle aurait pu aimer ça?

– C'est flatteur, un viol. Ça prouve qu'on est capable de se mettre hors la loi pour vous.

– La loi. Vous n'avez que ce mot à la bouche. Vous croyez que cette malheureuse pensait à la loi, quand vous…? Vous mériteriez d'être violé pour comprendre.

– J'aimerais beaucoup. Hélas, personne ne semble en avoir eu envie.

– Ça ne m'étonne pas.

– Suis-je donc si laid?

– Pas tant que ça. Ce n'est pas le problème.

– Où est-il, alors, le problème?

– Vous avez vu comment vous abordez les gens? Vous en êtes incapable autrement que par la violence. La première fille que vous avez désirée, vous l'avez violée. Et quand vous avez envie de parler à quelqu'un, à moi par exemple, vous vous imposez. Moi aussi, vous me violez, certes d'une façon moins infecte, mais quand même. Vous n'avez jamais envisagé d'avoir une forme de relation humaine avec quel qu'un de consentant?

– Non.

– Ah!

– Qu'est-ce que ça m'apporterait, le consentement d'autrui?

– Des tas de choses.

– Soyez concret, je vous prie.

– Essayez, vous verrez.

– Trop tard. J'ai quarante ans et, en amitié comme en amour, je n'ai jamais plu à personne. Je n'ai pas même inspiré de camaraderie ou de vague sympathie à quiconque.

– Faites un effort. Rendez-vous attrayant.

– Pourquoi ferais-je un effort? Je suis content comme ça, moi. Ça m'a plu, ce viol; ça me plaît, de vous forcer à m'écouter. Pour accepter l'effort, il faut ne pas être satisfait de son sort.

– Et ce qu'en pensent vos victimes, ça vous indiffère?

– Ça m'est égal.

– C'est ce que je craignais: vous êtes incapable d'éprouver de l'empathie. C'est typique des gens qui n'ont pas été aimés pendant leur petite enfance.

– Vous voyez: pourquoi irais-je chez un psy alors que je vous ai sous la main?

– Ce sont des rudiments.

– Je crois en effet que mes parents ne m'ont pas aimé. Ils sont morts quand j'avais quatre ans et je ne me souviens pas d'eux. Mais ils se sont suicidés et il me semble que, quand on aime son enfant, on ne se suicide pas. On les a retrouvés, pendus, l'un à côté de l'autre, à la poutre du salon.

– Pourquoi se sont-ils tués?

– Aucune explication. Ils n'avaient laissé aucun message. Mes grands-parents n'ont jamais compris.

– Je devrais sans doute vous plaindre et, pourtant, je n'en ai aucune envie.

– Vous avez raison. Il n'y a pas lieu d'avoir pitié de moi.

– Les violeurs, ça ne m'inspire que du dégoût.

– Je n'ai commis qu'un seul viol: cela suffit-il à faire de moi un violeur?

– Qu'est-ce que vous croyez? Qu'il faut atteindre un certain quota de victimes pour mériter ce mot? C'est comme pour assassin: il suffit d'un assassiné.

– C'est amusant, le langage. La seconde qui a précédé mon acte, j'étais un être humain; la seconde d'après, j'étais un violeur.

– J'ai horreur que vous jugiez ça drôle.

– Au moins ai-je été un violeur d'une fidélité exemplaire. Je n'ai jamais violé ni même touché une autre femme. Ce fut le seul rapport sexuel de mon existence.

– Ça lui fait une belle jambe, à la victime.

– C'est tout ce que vous trouvez à dire?

– Qu'un détraqué de votre espèce n'ait pas de vie sexuelle ne m'étonne pas.

– Ça ne vous paraît pas romantique, cette abstinence?

– Vous êtes le personnage le moins romantique qu'on puisse imaginer.

– Je ne suis pas de cet avis. Peu importe. J'en reviens à mon histoire. J'ai fini par cesser d'aller au cimetière de Montmartre, comprenant que c'était le dernier endroit où cette fille voulait aller. Ce fut pour moi le début d'une longue errance à travers Paris, à la recherche de celle qui m'obsédait de plus en plus. Je sillonnais la ville avec méthode, arrondissement par arrondissement, quartier par quartier, rue par rue, station de métro par station de métro.

– L'aiguille dans la botte de foin.

– Les années ont passé. Je vivotais toujours de mon héritage. A part le loyer et la nourriture, je n'avais aucune dépense. Je n'avais besoin d'aucun divertissement; quand je ne dormais pas, je n'avais d'autre activité que marcher dans Paris.

– La police ne vous a pas inquiété?

– Non. La victime n'avait pas porté plainte, je pense.

– Quelle erreur de sa part!

– Et quel paradoxe: ce n'était pas le criminel qui était recherché, mais la victime.

– Pourquoi la recherchiez-vous?

– Par amour.

– Quand on voit ce que certaines personnes appellent amour, on a envie de vomir.

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